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beaucoup plus indulgent. Cependant il fallait en orner les sombres murailles de grandes peintures d’histoire : édifiant malgré lui, le pinceau du pauvre fra Lippo était toujours employé aux sujets de piété. Il était affranchi du couvent, mais il ne sortait pas des saints. Le moyen pourtant d’y réussir après un Giotto, d’atteindre à la grâce divine d’un fra Angelico? N’y a-t-il pas d’autre peinture? Il en appelle aux pauvres diables qui l’ont surpris au milieu de ses fredaines.


« Vous avez vu le monde, n’est-ce pas? Vous avez vu la beauté, les merveilles des formes de toute espèce qu’il renferme, leurs couleurs; cette lumière, ces ombres, ces changemens, ces surprises, c’est Dieu qui a fait tout cela! Dans quel dessein? Ne le remerciez-vous pas, je vous le demande, pour le bel aspect de cette ville, pour les harmonieuses lignes de cette rivière, pour ces montagnes qui l’entourent, pour ce ciel qui est au-dessus, pour ces figures d’hommes, de femmes, d’enfans dont tout cela est le cadre? A quoi bon toutes ces choses? est-ce pour les négliger, ou pour s’y arrêter et les admirer? Pour les admirer, n’est-ce pas? Mais pourquoi ne pas les peindre comme elles sont, quoi qu’il arrive? Les œuvres de Dieu, il faut les peindre toutes, et compter pour un crime d’en laisser échapper une. Ne m’objectez pas que ces œuvres nous les avons, que la nature est complète, qu’en supposant que je la reproduise, il n’y a aucun avantage, à moins de faire mieux qu’elle. Non ! nous sommes ainsi faits que nous aimons à les voir peints, ces objets devant lesquels nous avons passé cent fois sans y faire attention. Et c’est ainsi qu’ils sont mieux, une fois peints, mieux pour nous du moins, ce qui est la même chose. C’est pour ce motif que l’art nous a été donné; Dieu nous emploie à nous entr’ aider, à nous prêter nos pensées. Avez-vous jamais remarqué la figure d’un malheureux pendu? Non? Donnez-moi un bout de craie, et je vous réponds que je vous la ferai connaître. Que serait-ce si je dessinais de plus nobles choses avec la même vérité? Cela vaudrait, je vous le jure, le sermon que prêche notre prieur du haut de sa chaire; ce serait interpréter Dieu à vous tous. Ah! c’est à en devenir fou, quand je songe à ce que les hommes feront un jour, et nous serons dans la tombe! Ce monde-ci, voyez-vous, n’est pas pour nous un blanc sur un papier, ni une rature ; il a un grand sens, un sens excellent; trouver ce sens, voilà le pain dont je me nourris, le vin dont je me réchauffe. — Oui, dit mon prieur, mais avec tout cela vous n’engagez pas à la prière. Quand votre sens sera expliqué, il ne dira pas aux gens : rappelez-vous matines, ou, songez que c’est jeûne vendredi prochain, — Eh bien! s’il ne s’agit que de cela, qu’avez-vous besoin d’un art? Un crâne, des os, deux morceaux de bois liés en croix, ou mieux encore une cloche pour sonner les heures fera bien l’affaire. »