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dres du passé. Est-il bien sûr que Pompilia ait été immaculée, Franceschini absolument monstrueux, Caponsacchi impeccable, comme il les représente? Tout s’est-il passé comme il lui plaît de l’imaginer? Est-il bien croyable, pour ne pas tenir compte de plus d’une autre circonstance, que le pape Innocent XII ait eu les pensées qu’il lui prête sur le siècle à venir et sur les générations qui sont près d’éclore? Ces personnages, c’est lui qui les a créés, et, après tout, c’est pour cela qu’ils nous intéressent. Certes, la poésie ne peut se passer de l’or pur de la vérité, mais ne confondons pas ce que la nature a séparé; en lui demandant plus qu’elle ne peut donner, craignons qu’elle ne s’évapore. Tous ceux qui prétendent faire de la critique pure, de la morale pure, de la religion pure avec de la poésie, nous font l’effet de voyageurs maladroits qui achètent en courant de ces bijoux fragiles dont nous venons de parler, qui les emballent à la hâte, et qui, arrivés chez eux, ne trouvent au fond de leur malle qu’un peu de poudre.

Nous avons dit que l’idée de la thèse générale soutenue par M. Browning a sans doute allongé son poème. Nous ne saurions nous expliquer autrement la multiplicité des versions qu’il présente du même fait. En substituant son drame au récit authentique et complet, il a dû prêter la parole à tous les témoins, à tous les orateurs ou juges suprêmes qui figurent au procès. Malgré toutes les ressources d’esprit, d’éloquence, de satire et d’humour qu’il y a répandues pour en dérober la longueur et la monotonie, il a fait de sa composition poétique un interminable dossier. Il est rare que la longueur n’entraîne pas la négligence du détail ; M. Browning ne pouvait pas plus échapper à cette loi que le coureur, dans une carrière trop vaste, n’échappe à la nécessité de paraître moins alerte et moins dispos. Nous ne conseillons pas d’ouvrir son livre avec un souvenir trop récent des vers de Tennyson, pleins d’une savante élégance et faciles à force d’art. Ce degré de perfection nécessaire que M. Browning n’avait pas, et qui dans une œuvre gigantesque ne pouvait manquer de lui faire encore défaut, reporte notre pensée aux débuts du poète. Shelley, qui est beaucoup plus correct, a écrit une page contre le travail du style[1], le limœ labor dont parle le poète latin. M. Browning est de l’école qui a plus profité de la leçon que de l’exemple du maître.

Après avoir parcouru le cercle entier des œuvres de M. Browning, nous pourrions être tenté de croire qu’il est revenu à son point de départ. En effet, il a voulu dans l’Anneau et le Livre, aussi bien que dans son Paracelsus, démontrer une thèse générale. En y regardant

  1. A defence of poetry, p. 48 et suiv.