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la veille par Canning, il s’exprima ainsi : « L’honorable membre a fièrement déclaré qu’il ne ferait pas acte de complaisance vis-à-vis d’un certain noble lord; on sait assez pourtant qu’il a donné, pour arriver au pouvoir, l’exemple le plus monstrueux de complaisance dont toute l’histoire des tergiversations politiques fasse mention. » — À ces mots, Canning se leva, et avec beaucoup de calme, d’une voix ferme et vibrante, il dit : « Ceci est un mensonge. » Grand tumulte, comme on peut penser, et vains efforts de quelques amis communs pour amener un accommodement, les deux orateurs se refusant chacun de son côté à une rétractation. A la fin, Brougham obéit à une suggestion conciliante en déclarant qu’il n’avait entendu employer l’expression de complaisance que dans un sens parlementaire. Canning, de son côté, accepta l’explication, et la concorde, la bonne amitié même, furent bientôt rétablies entre eux. La scène du célèbre roman de Dickens où un membre du club des Picwickiens, après avoir traité un de ses confrères de farceur, déclare qu’il a employé l’expression dans un sens picwickien, renferme une allusion transparente à cet épisode.

La mort de lord Castlereagh mit Canning en fait, sinon en titre, à la tête des affaires, à partir de l’année 1822. A l’exception de deux grandes questions, l’émancipation des catholiques et la réforme parlementaire, qu’il refusait de comprendre dans son programme, cet habile homme d’état devait trouver moyen de donner satisfaction aux whigs sans s’aliéner pour cela la portion modérée des tories. Brougham n’en était pas encore arrivé à ce moment de sa carrière politique où il déterminait sa bienveillance ou son hostilité, non point d’après les actes, mais d’après la personne des ministres. Oubliant la vivacité de leur première contestation, il prêta un cordial appui aux principales mesures proposées par Canning, et cela avec un désintéressement d’autant plus honorable qu’il refusa d’imiter l’exemple de lord Lansdowne et des autres whigs qui acceptèrent une place dans l’administration de leur ancien ennemi. Cet apaisement des dissensions intérieures permit à Brougham de mettre son activité au service de deux ou trois grandes causes dont, jusqu’en son extrême vieillesse, il eut à cœur de préparer ou de compléter le triomphe. Dès les premiers jours de son entrée au parlement, il s’était enrôlé sous le drapeau de Wilberforce, et il avait pris rang, soldat peut-être un peu irrégulier, dans la petite troupe qu’on appelait le parti des saints, parce qu’elle envisageait au point de vue exclusif de l’abolition de l’esclavage la conduite de la politique anglaise dans les colonies. Wilberforce ne comptait sur personne autant que sur Brougham pour continuer son œuvre généreuse, et, tant qu’il y eut un dernier effort à faire, celui-ci ne trompa