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presque autant qu’à l’Angleterre. La rupture des ponts du Var l’arrêta un jour sur la route de Nice, dans un village assez misérable, dont les maisons baignées par la mer se groupaient au pied d’un monticule surmonté par une église. Ses regards impatiens, qui erraient du sombre versant de l’Esterel à l’île verdoyante de Sainte-Marguerite, furent bientôt captivés par la beauté d’un lieu dont l’aspect rappelle la baie de Palerme et la Concha d’Oro. Il résolut de ne point pousser plus avant sa route, et de construire une demeure pour sa vieillesse là où il s’était trouvé retenu par le hasard. Telle est du moins la légende qu’on nous a racontée à Cannes. Sur le penchant d’une colline alors déserte, aujourd’hui couverte d’habitations, il choisit au milieu des orangers un emplacement où il fit bâtir une villa italienne, qu’il appela le château Éléonore-Louise, en souvenir d’une fille bien-aimée qu’il avait perdue. Chaque année, il vint fidèlement y chercher le soleil et la lumière, fuyant le moment où l’automne commence à étendre sur l’Angleterre le voile de ses brumes grises. Vivement épris de cette nature méridionale, dont il goûtait la beauté plutôt en épicurien qu’en poète, il lui arrivait même souvent, aux approches du printemps, de se dérober aux fatigues de la session parlementaire et d’accourir à Cannes pour y guetter ce premier réveil de la nature dont les contrées du nord ne connaissent point le brillant épanouissement. Il ne tint pas à lui qu’il ne fût rattaché à la France par des liens bien autrement étroits que ceux de simple habitant de la Provence. Enflammé d’une admiration soudaine pour la révolution de 1848, il avait sollicité du gouvernement provisoire la faveur de la grande naturalisation, et il s’était porté en même temps comme candidat à la chambre des représentans dans le département du Var. Toutefois il n’entendait point renoncer à sa patrie d’origine, et il s’imaginait qu’il lui serait loisible d’appartenir en même temps aux deux pays ; mais le ministre de la justice, M. Crémieux, lui ayant fait entendre dans une lettre poliment ironique qu’il lui fallait choisir entre demeurer lord Brougham ou devenir le citoyen Brougham, il retira sa demande, non sans regret. Son attachement pour sa patrie d’adoption n’en fut nullement diminué, et dans les derniers temps de sa vie il y passait près de la moitié de son année ; nous l’y avons vu nous-même vers cette époque, rarement visité par les Anglais qui traversaient Cannes, vivant à part de la petite colonie française, dont il n’avait pas ménagé les plus légitimes susceptibilités, mais populaire encore parmi les gens du pays, qui lui attribuaient, non sans raison, la prospérité première de leur cité.

Ce que Brougham venait chercher à Cannes, c’était le repos et non pas l’oisiveté. Il traversait rarement Paris sans communiquer à l’Institut, dont il était membre, le fruit de ses travaux de l’hiver