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passible de cette nature toujours riante rend le contraste encore plus déchirant. En présence de ces funèbres spectacles, durant le cours de ces années dont chacune pouvait être pour lui la dernière, de graves et tristes pensées durent agiter son âme. Comment y aurait-il échappé, ayant chaque jour sous les yeux cette mer dont l’horizon sans limites entretient l’homme de la mort en tournant ses rêves vers l’infini? Peut-être qu’à la dernière heure cette âme à la fois insatiable et saturée fut soulevée au-dessus de la terre par ce souffle avant-coureur de l’éternité qui purifie les cœurs de leurs souillures et qui a inspiré à un païen grossier l’expression la plus vraie de la philosophie humaine : « j’ai été tout, et rien ne vaut. » Peut-être que, déjà éclairé par la lumière d’autres cieux, il sut pour la première fois s’humilier devant sa conscience en mesurant les dons qu’il avait reçus à l’emploi qu’il en avait fait. Il dut alors se demander avec une mélancolie inquiète s’il resterait de lui autre chose qu’un nom, et un nom dont l’écho irait bien vite en s’affaiblissant. Il dut aussi se dire avec amertume que la postérité est bien souvent ingrate pour les hommes d’état. S’ils ne se sont point élevés assez haut pour dominer leur temps et s’ils n’ont point fait pâlir par leur éclat tout ce qui les a environnés, elle goûte, sans en avoir conscience, les fruits de leur action bienfaisante, et elle les confond dans son indifférence avec ceux de leurs obscurs collaborateurs dont elle a oublié jusqu’aux noms. Elle tient en réserve sa reconnaissance et sa tendresse pour ceux qui, toujours jeunes et vivans par leurs œuvres, ne perdent jamais le don de lui parler et de l’émouvoir. Byron, Walter Scott, Macaulay, et, sans s’élever aussi haut, l’humble fille d’un pasteur de campagne qui, réunissant l’expérience de ses douleurs aux rêves de son imagination, en a tiré le roman de Jane Eyre, tous ceux-là demeurent en Angleterre admirés et chéris par la génération naissante, car ils ont enrichi d’une parcelle d’or l’héritage éternel de ses jouissances; mais quel esclave affranchi dans les colonies, quel justiciable de la cour de chancellerie, quel disciple des instituts mécaniques, élève aujourd’hui vers Brougham une pensée de gratitude cependant bien méritée? Si après avoir tant agi, tant parlé, s’être épuisé en tant d’efforts, le bandeau de l’orgueil et de l’illusion est enfin tombé des yeux du vieux lutteur, ces réflexions ont dû attrister ses derniers jours. Quoi qu’il en soit, la mort fut douce à celui qui avait connu toutes les fièvres de la vie. Ce fut au retour d’une promenade qu’il expira sans angoisses, le 7 mai 1868, à l’âge de quatre-vingt-dix ans.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.