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nourrir l’audacieux projet d’aller, contrairement à ses ordres, le braver chez lui. Dans le Yunan, les hommes de cœur qui sont encore fidèles à l’empire entendent le servir à leur guise; Lean-Tagen[1], gouverneur de Lin-ngan, excite par la lutte qu’il soutient presque seul dans cette partie de la province et exaspéré par les trahisons qui l’affaiblissent, n’obéit plus aux ordres de Pékin. Telles furent les observations que nous adressèrent les autorités de Sheu-pin lorsque nous leur montrâmes nos passeports. M. de Lagrée, coupant court à des discussions que les Chinois ont l’art de rendre interminables, annonça qu’il entendait partir, et remit au gouverneur de Sheu-pin, beaucoup moins inquiet pour nous que pour lui-même, une déclaration qui pût au besoin mettre à couvert vis-à-vis de son chef la responsabilité de ce timide fonctionnaire. À cette condition, celui-ci consentit à autoriser notre embarquement sur le lac, dont les eaux, qui se déversent dans la vallée de Lin-ngan, nous portèrent à peu de distance de cette ville. La nouvelle de notre arrivée prochaine nous avait devancés, car un mandarin nous attendait. Impassible et muet, il nous fit signe de le suivre et nous conduisit dans un vaste édifice situé en dehors de l’enceinte. Les portes se fermèrent sur nous, mais elles furent immédiatement assiégées et battues par le flot populaire. Cet insatiable besoin de nous voir, étant ainsi contrarié, provoqua la plus vive irritation ; la curiosité brutale se transforma bientôt en une sorte d’hostilité furieuse. Les pierres volèrent par-dessus les murs, et de menaçantes clameurs nous poursuivirent dans notre retraite. À ce moment, M. Garnier nous rejoignit. Ayant quitté la commission à Poupyau pour explorer le Sonkoï, quelques milles au-dessous de l’obstacle qui nous avait arrêtés, il était arrivé à Lin-ngan deux jours avant nous. Il avait au front une plaie profonde, et ne dut qu’à son revolver de n’être pas lapidé par des gens dont les exigences étaient sans limites. Ce peuple ameuté n’en voulait d’ailleurs aucunement à notre existence; il ne réclamait qu’une chose, mais il la réclamait impérieusement, nous approcher, nous palper, nous examiner à son aise. Les plus audacieux, escaladant les murs, nous intimaient de loin et en gesticulant l’ordre de marcher, de nous asseoir ou même de manger et de dormir. Ils voulaient voir comment s’y prenaient des Européens pour remplir toutes les fonctions de la vie animale. Outre que cela fût devenu très dangereux, si, comme les enfans qui brisent mie montre pour en étudier le mécanisme, ils avaient eu la fantaisie d’observer un Européen à l’intérieur, on conçoit que cette situation

  1. Tagen, c’est-à-dire grand homme. C’est une épithète, une sorte de titre honorifique qui s’ajoute au nom des personnages occupant une situation élevée dans la hiérarchie civile ou militaire.