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jadis rendu à Stamboul après un long séjour à La Mecque, se vantait de connaître les habitudes des Européens, et nous proposa de sucrer notre thé. Ce fut là le point de départ d’une longue conversation géographique, facilitée par un grand planisphère sur lequel notre interlocuteur promenait solennellement un doigt maigre comme une branche de compas, tandis que sa bouche jetait à la foule les noms des pays étrangers. Celle-ci, stupide d’étonnement et d’admiration, les répétait niaisement comme un écho docile. Sur l’île de Singapoure, le vieux papa arrêta son index. Ayant ouï dire qu’en ce point, très voisin de l’équateur, les jours étaient toute l’année d’égale longueur, il y était resté un an pour s’assurer du fait, plantant des jalons et mesurant l’ombre. Un Anglais qu’il consulta lui avait répondu qu’il était un âne, et ce souvenir le suffoquait; mais c’était sur l’Arabie qu’il s’étendait surtout avec complaisance. Ce pays, qui contient le berceau et la tombe du prophète, prenait à ses yeux des proportions gigantesques. Il faisait sonner l’r en prononçant Arabie, et la foule transportée répétait Arrabie, Arrabie. C’était un mot magique comme le sésame d’Ali-Baba. Ses familiers ne nous saluèrent plus dans la suite qu’en nous disant Arabie, et quand nous avons eu à demander un service à ce perroquet imbécile, nous lui avons fait présent d’un poignard algérien, en lui disant qu’il nous venait d’un chef arabe. Après avoir ainsi exploré le monde, dont les formes étaient à peine reconnaissables sur la carte du prêtre, il fallut apprendre à celui-ci la manière de se servir d’un télescope qui lui avait coûté fort cher à Pékin, et qu’il n’avait pas su monter. Tant de complaisance dissipa les restes de sa maussade humeur, les nuages s’évanouirent entre nous, et il nous fut possible d’aborder la question dont nous étions uniquement préoccupés. L’espoir de la voir favorablement résolue nous avait donné la patience de supporter le fatigant bavardage d’un sot vaniteux. A peine M. de Lagrée eut-il exposé le but de notre voyage et exprimé le désir de visiter l’ouest du Yunan, que le vieux papa répondit : « Je vous comprends sans peine, vous voyagez exclusivement pour vous instruire, comme je l’ai fait moi-même; mais soyez bien assuré que, hormis la mienne, toutes les têtes du pays sont trop dures pour que vous puissiez espérer y faire entrer cette vérité; je suis d’ailleurs en mesure de lever tous les obstacles. Mon autorité, consacrée par un pèlerinage aux lieux saints, est également respectée de tous les musulmans, impériaux ou rebelles; avec un mot de moi, vous pourrez circuler librement dans tout le pays et, grâce au passeport en langue arabe que je vous ferai tenir, pénétrer au besoin jusque dans Tali[1]. »

Il était possible que ce vieillard, vantard par nature, exagérât sa

  1. Ville capitale des rebelles.