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darin nous attendait pour nous conduire dans une pagode élégante et bien entretenue, où les mille détails fantaisistes d’une ornementation surabondante étaient prodigués sur les portes, les plafonds, les colonnes. Des dragons, des monstres de toute espèce, ailés, ventrus, rampans, sortaient du bois profondément fouillé, mêlant leurs têtes dorées et leurs langues rouges aux guirlandes de fleurs et aux essaims d’oiseaux. Là encore nous recherchons, de préférence aux vastes pièces, les petits cabinets et les étroits réduits où l’air s’échauffe et où les curieux ne peuvent pénétrer. Nous établissons notre camp dans un grenier qui eut un escalier jadis, où l’on monte aujourd’hui par une échelle, et où, après avoir fait coller du papier aux fenêtres, nous allons habiter pêle-mêle avec le vieux mobilier de la pagode, dieux ébauchés ou hors de service, ressource précieuse, car tout cela est sec, et le froid rend le feu nécessaire.

Léan-Tagen, le gouverneur du Fou, s’empresse de venir, malgré son grade élevé dans la hiérarchie militaire, nous faire la première visite. Le lendemain, nous allons la lui rendre. A peine avons-nous franchi le seuil de son palais que des pétards parlent de tous côtés ; des gardes ayant sur le dos de véritables matelas en guise de cuirasse, de jeunes pages coiffés d’un chapeau en rotin, — dont il semble que la mode européenne ait imité la forme disgracieuse, — et vêtus de longues robes dont les manches dépassent les mains, poussent des cris effroyables de toute la force de leurs poumons. C’était là un cérémonial flatteur et qui prouvait le cas que l’on faisait de nous. Le maître, vêtu d’une magnifique robe de soie et d’un camail en fourrure blanche, nous conduisit à travers les cours nombreuses de son charmant yamen jusqu’à une pièce décorée et meublée avec autant de luxe que de bon goût. A voir les tapis, les consoles vernies, les sièges dorés, les tables laquées et ces mille riens qui rendent un intérieur agréable, nous aurions pu nous croire dans un boudoir de la Chaussée-d’Antin. Ce logis surpassait en élégance, sinon en richesse, même celui de Ma-Tagen; quant au propriétaire, quoique soldat comme ce dernier, il en faisait les honneurs en homme bien élevé, ce qui ne saurait nuire aux qualités militaires. Léan-Tagen possède aussi tout un arsenal d’armes européennes: mais, sans agent à Sanghaï, il les achète alors qu’elles ont déjà passé par les mains de plusieurs intermédiaires, et nous reculons effrayés devant les prix qu’il nous indique.

Bâtie non loin du Fleuve Bleu, sur la route commerciale qui va de Sutcheou-fou à Yunan-sen, Tong-tchouan est une ville de grandeur moyenne, dont les fortifications comme les monumens publics sont en bon état. Chacun semble y vivre heureux et tranquille, et les habitans ne paraissent pas trop en vouloir à leur chef, à qui les musulmans, connaissant son faible, ont dépêché une négociatrice dont