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une âme de génie! Concluons donc qu’il n’y a de réellement nécessaire que l’histoire ontologique, c’est-à-dire les grandes idées qui sont nées en même temps que l’âme de l’homme, dont l’existence est par conséquent indépendante du jeu des passions qu’elles précèdent, et dont elles s’accommodent toujours, quel que soit ce jeu; mais quant à l’histoire politique et extérieure, c’est-à-dire au revêtement tangible et visible de ces mêmes idées, aux corps qu’elles peuvent prendre dans le temps et dans l’espace, elle est complètement soumise au contraire à ce jeu des passions, qu’elle suit et ne précède pas. Le christianisme, par exemple, était décrété de toute éternité, c’est-à-dire nécessaire, l’être de l’homme étant donné; mais quant aux formes qui devaient servir de revêtement à cette inévitable idée, quant aux constitutions des sociétés qui devaient naître d’elle, ce sont les circonstances et les passions de telle ou telle âme forte qui en ont décidé. Encore une fois, la vengeance de Narsès ne s’accomplissant pas, nous sommes obligés de supposer un tout autre moyen âge.

L’enchaînement des faits historiques n’est donc pas aussi absolu qu’on le représente, et c’est peut-être faute d’attention que nous ne savons pas distinguer le point de départ et le terme de chacune des séries d’événemens qui, en se soudant plus ou moins étroitement les unes aux autres, ont composé l’histoire universelle. Ainsi la série d’événemens dont nous surprenons le point de départ dans la vengeance de Narsès a eu son terme véritable dans le pontificat d’Innocent IV, sans lequel elle aurait pu continuer longtemps encore vacillante, languissante, incertaine. Le gouvernement à deux têtes du monde occidental et par suite la lutte des deux autorités, voilà ce qui était sorti de l’œuf pondu par la vengeance de Narsès et couvé par le temps; mais, une fois ouverte, cette lutte aurait pu rester indéfiniment indécise. Même après Grégoire VII, même après Innocent III, même après Grégoire IX, la puissance politique de l’église n’était pas encore fondée, les forces des guelfes et des gibelins se balançaient avec un équilibre exact qui menaçait de laisser le monde longtemps en suspens, lorsque parut sur le trône pontifical un Génois qui décida définitivement la crise avec l’âpreté d’énergie et la dureté tranchante propres au peuple dont il était issu. Si vous voulez deviner ce que fut ce genre d’âpreté, ne manquez pas, quand vous serez à Gênes, de visiter l’Albergo dei poveri; là vous verrez les sentimens les plus doux de l’homme, la charité et la bienfaisance, se revêtir d’expressions hautaines et dominatrices qui font profondément réfléchir. Les vestibules, les escaliers et les corridors de cet hôpital sont peuplés des statues, des bustes et des médaillons des fondateurs, donateurs et bienfaiteurs; or, comme ces types génois sont singulièrement origi-