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anglaise. Quant à la force du Christ de Michel-Ange, ce n’est pas celle d’un athlète comme le croit Stendhal, c’est celle d’un héros, et nous avons vu que c’est un héros, le plus grand qui se puisse concevoir, le héros du monde de l’être.

Ce n’est qu’un homme, dit Stendhal; oui, mais j’ajoute un homme qui ne trahit aucune des faiblesses humaines, et c’est précisément pour cela qu’il représente vraiment le Fils de Dieu. A la vérité, il nous est très difficile de séparer dans notre esprit l’idée du Christ d’une certaine image de douleur humaine et d’une délicatesse de formes très particulière; mais cette difficulté tient aux habitudes de notre imagination, et beaucoup aussi aux tendances de notre nature, qui marqua tout à sa ressemblance. On peut faire exprimer par le Christ mille nuances dépensées, toutes plus profondes, toutes plus délicates les unes que les autres; est-il une de ces pensées qui réussirait à s’approcher de la nature essentielle du Christ plus que ne l’a fait Michel-Ange? Je prends tout de suite une de ces expressions, la plus rare peut-être, la plus originale certainement, et en tout cas la moins connue et la moins remarquée. Lorsque vous visiterez le palais pontifical du Quirinal, arrêtez-vous sur le palier de l’escalier à double rampe devant une fresque de Melozzo de Forli, artiste peu célèbre, mais dont les œuvres sont aussi rares que profondes. Cette peinture faisait partie de fresques qui se trouvaient naguère à l’église des Saints-Apôtres, où elles se détérioraient; on les a détachées et partagées entre la sacristie de Saint-Pierre et le palais du Quirinal. Jésus au sein de sa gloire éternelle, tel est le sujet de l’œuvre de Melozzo de Forli; mais si, sur ce titre, vous imaginiez un triomphateur, vous vous tromperiez beaucoup. C’est une œuvre d’une délicatesse navrante, qui atteint jusqu’au vif du cœur, et qui plonge dans la rêverie la plus singulière et la plus pénible. — Un nimbe épais d’anges entoure ce Christ, qui est douloureux au possible. Au sein même de l’infini, il a porté les tristesses de la terre. Il est encore comme paralysé des clous qui lui ont percé les pieds et les mains, ses membres ont encore la raideur de la mort, ses articulations ont comme conservé le pli qu’elles prirent sur la croix, et ses regards se portent vaguement sur les places où furent ses blessures. On sent qu’il sera triste pendant toute l’éternité du souvenir des injures du monde, sa vie céleste n’effacera pas si inique outrage, et tous les anges qui se pressent en bataillons autour de lui ne le consoleront pas. Un tel Christ a certes chance de nous toucher davantage que le Christ de Michel-Ange, à l’assurance si grave et si ferme, qui par toute son attitude nous dit qu’il vient accomplir un fait qui ne peut pas ne pas être; mais quel est celui des deux qui représente le mieux la personne idéale du Christ, qui s’accorde le mieux avec le rôle que lui assigne la théologie chrétienne?