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visme d’idées qui se manifeste par la faveur croissante dont jouissent les sciences utiles et par la place d’honneur faite à l’industrie, ce sont bien là des traits de la société actuelle ; ce sont aussi les idées professées dès l’origine par la secte à laquelle M. Bright appartient et dont s’inspire son éloquence. Je prie qu’on m’entende bien, et qu’on n’exagère pas un fait que ses adversaires ont souvent essayé de tourner contre lui. Il a trop de sens pour oublier jamais que les argumens de l’orateur doivent être, comme les sentimens mis en œuvre par le poète dramatique, humains avant tout, c’est-à-dire de ceux qui peuvent avoir prise sur les hommes assemblés. Ce que je veux indiquer, c’est que dans ses discours, même lorsqu’il traite les sujets les plus arides, on devine un courant souterrain d’émotion religieuse qui jaillit de loin en loin comme par une force involontaire. M. Bright n’est pas, à proprement parler, un lettré, il a quitté de trop bonne heure les bancs de l’école : à quinze ans, il entrait dans la filature de son père, à Rochdale ; mais il a des traits d’une imagination ordinairement gracieuse et quelquefois biblique ; les emprunts aux poètes anglais remplacent chez lui l’abus assez commun en Angleterre des citations classiques. Il n’a pas même renoncé jusqu’à présent à un certain quakérisme de langage, j’entends une verdeur d’expressions qui peut n’être pas sans inconvénient chez un ministre. Il n’y a guère plus d’un an qu’il est au ministère, et ses libertés en ce genre ont déjà nécessité deux ou trois fois l’intervention de ses collègues pour calmer l’émotion excitée dans une partie du public par ces légères incartades. D’où vient cela chez un homme si maître de sa parole, qui possède un tact si parfait des convenances, et dont le caractère est au fond si bienveillant ? Je croirais que M. Bright ne fait alors que mettre en pratique, sans y penser, les lois de la Société des amis, qui proscrivent le luxe humiliant des précautions convenues et l’hypocrisie des formules.

Le fait est que M. Bright n’avait pas dû se croire, jusqu’à la fin de 1868, un sujet très ministériel. Il est peu probable qu’aucun gouvernement eût sollicité de sitôt son concours, ou qu’il se fût décidé lui-même à l’accorder, sans la grande part qu’il avait prise aux luttes qui ont préparé et accéléré la réforme électorale. La réforme accomplie, la présence de M. Bright au ministère a été jugée nécessaire pour convaincre l’opinion que le bill avait une portée sérieuse, et que l’Angleterre venait de faire un pas décisif dans la voie de l’égalité politique. Le bill de 1832, malgré son importance, n’avait pas modifié essentiellement l’assiette de l’autorité ; les classes moyennes, affranchies d’une longue exclusion, avaient obtenu l’ombre du pouvoir, tandis que l’aristocratie en conservait la substance.