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LA GUERRE DU PARAGUAY.

société la plus élevée avec autant de curiosité que d’intérêt, il jouissait en se prodiguant de l’effet qu’il croyait produire, et se trouvait singulièrement flatté dans son orgueil de la brillante position qui lui était faite. Bien que très jeune, il comptait déjà dix ans de grade de général, et ceux qu’on lui présentait comme les moins âgés des généraux étaient tous des hommes mûrs. Il était ministre plénipotentiaire, accrédité comme tel, et parmi les diplomates dont l’étiquette le faisait l’égal il ne rencontrait guère que des hommes blanchis sous le harnais, parvenus à ce poste à force de travaux et d’expérience. Au lieu d’être éclairé par les contrastes et d’y trouver matière à réfléchir sur les hasards de la naissance et de la fortune, il ne vit dans tout cet éclat extérieur qui l’environnait qu’un hommage rendu à son propre mérite. Il se laissa enivrer par toutes les séductions de l’amour-propre et par bien d’autres encore. Toujours est-il qu’après dix-huit mois de séjour en Europe, son père, le président don Carlos Lopez, crut devoir le rappeler au Paraguay, redoutant pour lui les délices de nos Babylones et de nos Capoues. Le mal était peut-être avancé déjà, s’il faut en juger par les adieux que le jeune Lopez fit à la société européenne. Il partit emmenant avec lui une femme mariée, mais séparée de son mari, qu’il avait rencontrée dans le tourbillon de Paris. Cette dame, Irlandaise d’origine, bien qu’élevée en France, a depuis joué un rôle des plus importans dans les affaires du Paraguay sous le nom de Mme Mary Lynch, qui n’est pas son nom légal. Lopez a eu d’elle cinq enfans aujourd’hui vivans, sans compter ceux qu’il a eus, dit-on, de plusieurs autres femmes, mais dont il ne s’occupe pas. Au contraire il s’est toujours montré un très tendre père pour ceux qui sont nés de Mme Lynch. Il les avoue publiquement pour ses enfans, et il n’est pas impossible qu’il eût épousé leur mère, si elle eût été libre, ou si l’église catholique eût permis le divorce. Malgré quelques caprices passagers, Lopez lui est resté toujours très attaché ; c’est peut-être la seule personne qui ait exercé une influence réelle sur son esprit, et aujourd’hui elle partage courageusement sa mauvaise fortune.

De retour au Paraguay, le jeune Lopez, enivré de rêves dangereux et se considérant, grâce aux connaissances qu’il pensait avoir acquises en Europe, comme très supérieur à son entourage, se jeta avec ardeur dans la voie que malheureusement son père lui avait ouverte. Reprenant le commandement de l’armée et de l’administration de la guerre, il pressa la construction des forteresses et des établissemens qui étaient commencés ou projetés ; il engagea un personnel d’étrangers de toutes les nations pour créer des usines et confectionner un matériel de guerre, surtout il multiplia le nombre des régimens et des soldats, artillerie, infanterie, cavalerie. C’est