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Tasse, cinquante-six ans ; depuis plus de dix ans, il était couché sur un lit de tortures, ne dormant qu’avec le secours de l’opium, aveuglé par la paralysie ; le visage cependant avait conservé une jeunesse, je dirai presque une adolescence incomparable. Il aurait été très difficile de comprendre les deux poètes avec des traits pareils, s’ils avaient eu d’autres génies que ceux qui les distinguent ; mais cette bizarrerie se trouvait en harmonie singulière avec les natures de leurs talens. L’un et l’autre avaient des âmes de substance jeune ; celle du Tasse fut pétrie de lumière et d’élégance, celle de Heine de grâce voluptueuse et de turbulence enjouée. Ces élémens, qui chez la plupart des hommes sont des élémens de transition, marquant un âge, étaient chez eux les élémens permanens, l’être même, et c’est pourquoi le Tasse, même hébété par la folie et la douleur, mourut avec le visage d’un cavalier italien, et Heine, même paralysé et aveugle, avec le visage d’un étudiant allemand.

Le pape Pie IX a fait ce qu’il a pu pour que ce monument qu’on doit appeler expiatoire fût digne du Tasse. D’abord il a eu la bonne pensée de le faire élever au moyen des seules souscriptions fournies par les admirateurs du grand poète, ce qui était la meilleure manière d’appeler les Italiens à réparer les torts de leurs devanciers, tout en dispensant le profamum vulgus de toute participation quelconque à un acte d’une moralité appréciable seulement du petit nombre. Il a fait aussi richement décorer la chapelle où le monument est placé. C’était Canova qu’il aurait fallu au pape pour ce tombeau, ou Thorwaldsen à défaut de Canova ; mais un certain guignon accompagne le Tasse jusque dans la mort, et son ombre a dû se contenter du très estimable monument élevé par le commandeur de Fabris, qui ne s’est épargné ni le labeur de la main, ni les fatigues plus grandes de la méditation. Il est évident que l’auteur de cette œuvre s’est ingénié, a cherché, a senti la noble ambition de ne pas être au-dessous de son sujet. Ce monument sent l’huile, pourrait-on dire, s’il était permis d’appliquer à une œuvre de sculpture l’expression qu’on applique parfois aux œuvres de l’esprit. Sur le bas-relief est sculptée la procession des amis qui accompagnèrent le Tasse à sa dernière demeure, le fidèle Manso, Guarini, d’autres moins célèbres ; au-dessus se présente le poète adressant ses vers à la Vierge, qui apparaît au milieu d’un chœur d’anges. Ce monument a, selon nous, le tort grave de dissimuler le caractère général du poète et de ne rappeler au lecteur que le Tasse de la dernière heure. Ce n’est pas le Tasse lui-même qui est honoré dans ce tombeau, c’est le Tasse des années romaines ; mais où est le Tasse de Naples et de Ferrare, le poète des sonnets et des madrigaux, l’auteur de l’Aminta, le diantre de la Gerusalemme, le