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C’est seulement de notre temps que toutes ces semences ont commencé à lever. Grâce à des conditions extérieures plus favorables, à une atmosphère ambiante plus propice, — après avoir germé péniblement durant de longues années, elles se dressent et se propagent avec une force qui menace de tout étouffer. La situation des classes ouvrières et la constitution de l’industrie se sont modifiées dans un sens qui facilite notablement les progrès du socialisme. L’importance de ces transformations n’a pas été suffisamment étudiée ; il est nécessaire de la mettre en lumière. Nos populations ouvrières, pendant la première partie de ce siècle, étaient loin de présenter une masse homogène empreinte de sentimens de fraternité. Elles étaient encore divisées en un grand nombre de petites sociétés rivales que pénétrait l’esprit de coterie et de jalousie mutuelle. La révolution avait supprimé les corporations, mais elle avait laissé subsister le compagnonnage, c’est-à-dire que les maîtres n’étaient plus groupés ni solidaires, tandis que les ouvriers restaient constitués en différens corps. Quelques-uns des cahiers de 1789 avaient émis le vœu « que les assemblées illicites des compagnons et les assemblées connues sous le nom de devoirs et de gavots fussent défendues, que les règlemens faits sur cet objet pour Paris fussent étendus à tout le royaume. » Ce vœu provenait des patrons ; les ouvriers restaient fidèles à leur compagnonnage ; il y avait les compagnons du devoir, les compagnons de liberté et beaucoup d’autres encore, enfin au-dessous des compagnons il y avait les aspirans. Toutes ces catégories d’ouvriers se montraient fières à l’endroit les unes des autres et pleines de dédain pour les degrés inférieurs. L’esprit d’exclusion régnait dans toute sa force, et ne s’éteignit guère qu’en 1848. Les rixes étaient fréquentes et graves entre ces coteries jalouses et rivales. En 1816, il y eut près de Lunel, entre les tailleurs de pierre de deux confréries, une rixe dans laquelle plusieurs hommes furent tués ; en 1823, les aspirans menuisiers se soulevèrent contre les compagnons ; une nouvelle révolte du même genre se produisit en 1830. En 1825, il y avait à Nantes entre gavots et forgerons un combat qui entraîna mort d’homme. La même année, un événement analogue, avec des suites encore plus graves, se passait à Bordeaux. En 1827, à Blois, les drilles attaquaient les gavots, et plusieurs restaient sur le terrain. Les mœurs et les chants populaires étaient d’une révoltante sauvagerie. Ces dissensions intestines durèrent jusqu’à la fin du règne de Louis-Philippe. A Lyon, un charpentier du père Soubise tue un tanneur de maître Jacques, et par représailles un forgeron de maître Jacques tue un charron. En 1842, deux corps de charpentiers, au nombre de plusieurs centaines d’hommes, sont aux prises à Maisons-Laffitte, et l’intervention de la troupe est