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nécessaire pour les séparer. Dans le même temps, des luttes analogues entre compagnons de différentes confréries ensanglantent les villes de Sens et d’Auxerre. Les compagnons des divers métiers refusent de reconnaître les boulangers pour frères, parce qu’ils ne se servent ni de l’équerre ni du compas. Les boulangers de Nantes, voulant en 1845 célébrer la Saint-Honoré, se parent de cannes et de rubans, les insignes du compagnonnage ; mais ils sont violemment attaqués par les autres ouvriers, qui les considèrent comme des intrus. Le maire est obligé d’appeler un renfort de troupes pour rétablir l’ordre[1]. En 1848, on voyait les ouvriers de Montmartre demander au gouvernement provisoire qu’il fût interdit aux ouvriers de Paris de venir dans leur commune leur faire concurrence ; les membres des trade’s unions anglaises émirent aussi la prétention d’exclure les produits et les ouvriers des districts voisins. Ainsi les populations ouvrières des villes manquaient alors presque complètement d’homogénéité, il n’y avait pas entre elles de communauté de sentimens ou d’aspirations ; la solidarité, dont on parle tant de nos jours, n’avait pas encore réuni dans un faisceau commun ces masses populaires. C’est assez dire que le socialisme avait peu de prise sur elles ; elles n’étaient pas fondues en un seul bloc formé de molécules fortement liées les unes aux autres. Il était réservé à la révolution de 1848 de dissoudre définitivement tous ces petits groupes, pour constituer la grande famille ouvrière dont l’union seule fait la puissance.

Avant 1848, l’industrie manufacturière était peu développée ; il y avait de grands industriels, mais il n’y avait guère de grandes usines. Les industries des tissus, sauf pour la filature, étaient sous le régime du travail à domicile. Le dévidage, le bobinage, le tissage, le peignage, la bonneterie, se pratiquaient presque exclusivement dans l’atelier domestique. L’ancien régime nous avait légué un type de grande manufacture dans la fabrique de draps des van Robais à Abbeville. Elle occupait 1,692 ouvriers, et avait des ateliers particuliers pour la charronnerie, la coutellerie, le lavage, l’ourdissage, le tissage et la teinture. Il avait fallu deux siècles pour que ce modèle de vaste établissement se répandît en France et fût dépassé dans ses proportions. Jusqu’à un temps très rapproché de nous, la population ouvrière occupée dans l’atelier commun était relativement peu nombreuse ; les familles des tisserands,

  1. Voyez sur ces querelles entre confréries différentes : M. Levasseur, Histoire des classes ouvrières depuis 1789, t. Ier, p. 483-85, et t. II, p. 160-63. — Sur l’organisation intérieure du compagnonnage, voyez M. Le Play, les Ouvriers des deux mondes, t. Ier, p. 54 et suiv.