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modifier leur existence et leur situation. C’est immédiatement après la révolution de 1830 que l’industrie des vêtemens confectionnés fit à Paris son apparition pour prendre bientôt d’énormes proportions. Chose curieuse et digne de remarque, c’est à une coalition de tailleurs qu’est dû cet essor de la confection. Une multitude de petits entrepreneurs en chambre furent sacrifiés par cette transformation importante ; du rang de travailleurs indépendans, ils tombèrent au rang de salariés. Bientôt la découverte de la machine à coudre vint accélérer ce mouvement de concentration, et l’on vit se fonder d’immenses ateliers, comme ceux de la maison Godillot, rue Rochechouart, où des machines, marchant à la vapeur et desservies par plusieurs milliers de bras, coupent et cousent les vêtemens, les harnais et les objets d’équipement. Quelques années plus tard, la mécanique s’appropriait la chaussure par l’invention des semelles rivées ou vissées ; c’est en 1844, à Liancourt, que fut fondée la première manufacture de chaussures, et le système est allé se perfectionnant chaque jour et créant des ateliers de plus en plus vastes. Les articles de Paris n’ont pas complètement échappé à cette transformation ; il a surgi des usines importantes pour la reliure, pour la fabrication des portefeuilles, des porte-monnaie et de mille autres objets. Le petit commerce aussi, pour les étoffés, la mercerie, la quincaillerie, etc., a été mis en péril par la création de ces magasins immenses qui entassent dans leur sein les produits les plus variés et détruisent autour d’eux la concurrence modeste du commerce inférieur. Ainsi l’ouvrier façonnier, le petit patron, le petit commerçant, sont presque menacés de disparaître ; leur nombre du moins devient de plus en plus rare, et leur situation de plus en plus mauvaise.

Le public a sans cesse sous les yeux ces transformations radicales, et il en profite ; mais il ne réfléchit guère aux conséquences sociales et politiques qu’elles doivent infailliblement amener. Autrefois il y avait entre le petit patron et l’ouvrier une certaine communauté d’habitudes, de culture et de genre de vie. L’un et l’autre travaillaient au même atelier. La fête du patron réunissait souvent à la même table le maître et ses ouvriers. Les mêmes lieux publics, cabarets, promenades, étaient hantés par ceux-ci et par celui-là. Toute la société française était ainsi reliée de l’échelon le plus bas à l’échelon le plus haut par des dégradations insensibles, sans aucune solution frappante de continuité. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi, les apparences sont changées plus encore que les réalités ; mais au point de vue social et politique les réalités ont moins de poids que les apparences. Le patron et l’ouvrier sont généralement séparés par l’immense intervalle de la fortune, de l’éducation, des