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MALGRÉTOUT

vais rien exigé. Je le mettais à l’épreuve, et, s’il fût revenu au bout de l’année, je n’aurais jamais demandé compte de rien. J’aurais volontairement et fièrement ignoré dans quelles chutes il aurait cherché et trouvé la conscience de son véritable amour. Je me mettais à l’épreuve aussi, moi. Je voulais savoir si son absence me serait insupportable, j’étais certaine du moins que son retour me comblerait de joie. Tout cela était aussi raisonnable que peut l’être un entraînement romanesque ; mais la destinée en a ordonné autrement. Je n’avais pu prévoir que je verrais de mes yeux, que j’entendrais de mes oreilles ce que j’ai vu et entendu. Que mon fiancé n’eût pas fait vœu de chasteté durant une année d’absence, je l’admettais. Cela m’était venu plus d’une fois à la pensée. Je ne voulais pas approfondir ; cela ne me regardait pas. Mon imagination ne me représentait aucune scène contraire à la pudeur qui ferme mon étroit horizon ; mais quand ces vagues fantômes, chassés d’un esprit chaste, prennent corps, et vivent, et parlent devant moi… non, je ne peux plus aimer Abel ! Tous les raisonnemens du monde n’y feraient rien. Lui pardonner, c’est facile, et c’est déjà fait. Je ne l’admire et ne l’estime pas moins qu’auparavant. Je pourrais devenir son amie, si le sort nous rapprochait ; mais la fiancée est morte en moi. Je reverrais en vain à mes pieds l’être noble et séduisant qui m’a demandé ma vie. Je me souviendrais toujours malgré moi du triomphateur de la place de Lyon, traîné en char par une jeunesse enthousiaste, et descendant de ce pavois de gloire pour se plonger dans une orgie et terminer la fête dans les bras d’une courtisane !

Nouville soupira. — Je vous comprends, dit-il, et vous me voyez profondément affligé ; pourtant réfléchissez. Je ne suis point un homme de plaisir comme Abel ; mais j’ai souvent suivi le vol de cette comète, et il y a eu des nuits insensées où, pour ne pas avoir l’air d’un cuistre, j’ai fini la fête aussi sottement que lui. Tout cela ne m’a pas empêché d’aimer une brave et honnête personne que j’ai épousée, qui m’a donné de beaux enfans, et que je me flatte de rendre très heureuse.

— Elle n’a jamais été témoin…

— Non, sans doute, mais peut-être m’eût-elle pardonné quand même ; quand on aime beaucoup !… Vous n’aviez pas eu le temps de connaître assez Abel pour l’aimer réellement. Votre imagination seule était charmée, et c’est justement cela qui a été froissé et comme souillé ; quel malheur pour lui !

— Le malheur est-il si grand ? Si vous pensez que je ne l’aimais pas, réjouissez-vous plutôt de ce qui arrive.

— Écoutez, miss Owen, Abel sa tuera par l’excitation, cela est certain. Mille fois je lui ai dit : — Si tu pouvais faire comme moi.