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MALGRÉTOUT

à lui-même, absolument libre, et que Nouville ne me parlât plus de lui jusqu’au jour marqué pour la fin de l’épreuve. Je repartis le soir même pour les Ardennes, et je m’y trouvai plus calme.

En effet, Nouville m’avait influencée sérieusement, et, chose étrange, il m’était moins amer de supposer mille infidélités que d’être certaine d’en avoir vu une seule. Je me grondai d’avoir été si prompte au soupçon, et je rougis de la facilité avec laquelle j’avais donné accès en moi à la jalousie. Je pensai avec une satisfaction enfantine à cette femme qui m’avait semblé devoir être si belle, et qui avait quarante ans et les joues fardées. Je me surpris, en peignant mes cheveux, à me dire que si je voulais les boucler et les étaler sur moi, au lieu de les rouler modestement autour de ma tête, ils couvriraient non pas seulement mon dos, mais ma personne tout entière. Que vous dirai-je ? J’avais eu une colère puérile, je me donnais de puériles consolations ; je désirais être jolie, puisque Abel était fasciné par la beauté. Je regardais curieusement des types que j’avais vus cent fois. Je cherchais dans les marbres et les estampes de mon père les plus suaves figures et les formes les plus élégantes de la statuaire grecque et de la peinture renaissance. J’avais ouï dire à ma mère, quand j’étais enfant, que je ressemblais à certaines de ces figures ; maintenant je les étudiais, je me regardais de face et de profil dans deux miroirs. Il me semblait par momens que j’étais charmante, mais tout aussitôt je doutais. Je n’avais jamais cru aux complimens, je n’avais pas désiré plaire, j’avais perdu la conscience de moi-même. Je me rappelais une gouvernante de cinquante ans que nous avions eue, une excellente personne, modèle de laideur, qui avait la folie de se croire séduisante et qui rougissait de plaisir quand la railleuse Adda lui disait qu’elle était encore très bien. — On ne se voit pas soi-même, me disais-je ; je suis peut-être une créature insignifiante comme j’ai aspiré à l’être ; pourtant Abel doit s’y connaître, et puisqu’il m’a dit que j’étais un ange…

Quand je fus reposée, je devins plus sévère envers moi-même, et je m’interdis ces enfantines préoccupations. Abel avait autre chose pour lui qu’un extérieur séduisant ; il avait une grande âme, généreuse et tendre, et ce qui m’avait touchée, c’était moins son génie que ses actes de courage et de dévoûment racontés par Nouville. C’est aussi pour mon dévoûment qu’il m’avait aimée. Si je voulais qu’il m’aimât exclusivement et toujours, c’est par la beauté de mon âme que je devais le mériter. Il fallait donc savoir pardonner ses défauts et l’aimer tel qu’il était, pour lui-même et non plus pour moi, aspirer à le rendre sage pour qu’il fût heureux et non pour me donner la joie égoïste de ce triomphe. Je sentis qu’en envisageant ma situation sous ce point de vue je me calmais, parce que je