Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/311

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenaient le haut du pavé. Schopenhauer alla promener sa mauvaise humeur en Italie. Nous avons ses notes de voyage ; on n’y trouve rien de ce qui défraie ordinairement dans les récits de ce genre la curiosité banale, descriptions de paysages ou de monumens, rencontres de voitures publiques, aventures d’hôtels, impressions de toute sorte. Schopenhauer va au théâtre, il visite les églises, les monumens, les musées, les promenades ; il recherche non-seulement le beau, mais les belles, et ses remarques sont d’un observateur. Il voit tout au point de vue métaphysique, tout lui devient commentaire ou confirmation de sa philosophie ; il ne donne pas ses observations et ses expériences telles qu’elles lui viennent, il les traduit en langue philosophique et en fait une pierre de touche de son système. Que d’hommes j’ai vus en proie à une préoccupation analogue ! Ce n’est pas simplement de l’orgueil, c’est une maladie particulière qui peut avoir des effets désastreux, et que j’appellerais volontiers l’hypocondrie philosophique. L’homme atteint de cette maladie est captif d’une seule idée qui le domine, et qui, grossissant à l’infini, le ferme au sentiment naïf des choses, l’isole des autres, le remplit de dédains pour ceux qui se laissent tout bonnement sentir et vivre. Cloué sur son rocher, il ne descend jamais dans la plaine, et dans cette solitude, replié sur lui-même, il écoute sourdre ses pensées comme d’autres suivent le progrès de leur mal. La vie, le monde, se réduisent pour lui à un seul point, l’idée qui l’occupe, dont la fixité immobilise son esprit, et dont le poids finit par l’écraser.

Quel qu’ait été dès le début le pessimisme de Schopenhauer, il n’est pas douteux que cette opiniâtre incubation de la même idée ne l’ait encore exaspéré, et de là les excès auxquels notre philosophe le porta dans ses dernières années. Ce tour exclusif de son esprit est d’autant plus fâcheux qu’il y avait en lui un observateur d’une admirable sagacité. Les aperçus ingénieux abondent dans ses notes de voyage. Il écrit le lendemain de son arrivée à Venise : « Lorsque l’on tombe dans une ville étrangère où tout est nouveau, langue, mœurs et gens, il semble, au premier moment, qu’on entre dans un bain d’eau froide. Vous sentez une température qui n’est pas la vôtre, vous subissez une impression extérieure violente et qui vous suffoque. Vous n’avez pas la liberté de vos mouvemens dans cet élément étranger, et, comme tout vous étonne chez les autres, vous craignez que tout ne les étonne chez vous. Cette première impression passée, quand on est en harmonie avec le milieu et la température ambiante, on éprouve comme dans l’eau froide un singulier bien-être. On cesse de s’occuper de sa personne, on tourne son attention sur ce qu’on voit, et l’on observe avec un sentiment de supériorité qui tient à ce qu’on observe sans intérêt direct. » Voilà