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qui est finement remarqué et finement rendu. Il goûtait les arts, il les appréciait bien, et il en sentait vivement les beautés ; il suffit, pour preuve de citer ce mot charmant : « Il faut se comporter avec les chefs-d’œuvre de l’art comme avec les grands personnages, — se tenir simplement devant eux et attendre qu’ils vous parlent. » Il n’avait aucune des affectations du touriste vulgaire, il voyait dans cette rage d’aller toujours un dernier reste de l’existence nomade ; mais il se piquait de voir vite et bien, de pénétrer dans l’intérieur des choses, et c’est sa philosophie qui lui en ouvrait l’accès. Il a sur les individus, sur les peuples, des jugemens dont il convient, bien entendu, de rabattre l’exagération humoristique, mais qui sont vigoureusement frappés. « Le trait national du caractère italien, dit-il, est une parfaite impudeur ; cette qualité consiste dans l’effronterie qui se croit propre à tout, et dans la bassesse qui ne se refuse à rien. Quiconque a de la pudeur est trop timide pour certaines choses, trop fier pour certaines autres : l’Italien n’est ni l’un ni l’autre ; on le trouve, selon l’occurrence, humble ou orgueilleux, modeste ou suffisant, dans la poussière ou dans les nuages. » S’il fallait caractériser le côté brillant du talent de Schopenhauer, je dirais que c’est avant tout un peintre de la vie et des humeurs des hommes, un moraliste dans le sens français du mot ; il est instruit à l’école de Montaigne, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Vauvenargues, de Chamfort, d’Helvétius, qu’il cite à chaque pas ; il est, comme eux, nourri du suc de l’expérience, sans illusion sur les hommes ; il a comme eux la perspicacité, la malice, le trait impitoyable, mais il diffère d’eux en ce que, contemplateur moins désintéressé, ses idées portent sur une base métaphysique.

Des placemens malheureux avaient entamé sa fortune. Schopenhauer, averti par ces pertes et peut-être fatigué de son isolement, voulut se faire une carrière. Il n’y en avait qu’une pour lui, celle de l’enseignement. Il se fit admettre comme privat-docent à l’université de Berlin, où Hegel et Schleiermacher professaient alors avec un grand succès. L’éloquence est peu nécessaire pour réussir dans les universités allemandes, d’ailleurs Schopenhauer parlait bien, il exprimait ses idées avec clarté et souvent avec force ; mais les universités d’Allemagne sont un théâtre de rivalités, de jalousies, de manèges souterrains, qui n’est pas exempt de difficultés pour un homme sans intrigue. Schopenhauer s’en aperçut bientôt. De plus toutes les vérités ne sont pas faites pour supporter l’épreuve du discours public ; on sait qu’Emmanuel Kant n’enseignait pas dans sa chaire le fond de la doctrine contenue dans ses livres. Il y a des idées qu’on peut soumettre au lecteur solitaire, mais qu’on ne peut pas énoncer sans inconvénient devant un auditoire nombreux ; toute