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Schopenhauer, qui ne savait pas à quel point cette année, fatale à l’hégélianisme, aiderait au succès de sa propre doctrine, fut profondément troublé par le spectacle des événemens politiques. Francfort, « ce séjour si bien fait pour un ermite, » fut, comme on sait, un des foyers principaux de l’agitation, et je rencontre dans les lettres du philosophe plus d’une trace curieuse des inquiétudes auxquelles il était en proie. « Figurez-vous, écrit-il à un de ses amis après l’insurrection du 18 septembre 1848, figurez-vous que les brigands avaient élevé une barricade à l’entrée du pont et qu’ils tiraient sur les soldats de derrière ma maison ; les soldats répondaient et faisaient trembler jusqu’à mes meubles. Tout à coup j’entends à la porte d’horribles aboiemens ; je me figure que c’est la canaille souveraine, je me verrouille et je mets la barre de fer. On frappe avec violence, puis j’entends le fausset de ma bonne : « Monsieur, ce sont les Autrichiens. » J’ouvre à ces dignes amis, et vingt culottes bleues se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur le souverain. Ils passent bientôt dans la maison voisine, qui leur paraît plus commode ; mais auparavant l’officier a voulu reconnaître la bande qui était derrière la barricade, et je lui ai prêté la lorgnette avec laquelle vous regardiez le ballon. » Quand on se rappelle l’histoire de cette année, on ne s’étonne pas trop de rencontrer chez un homme pour qui l’intérêt spéculatif était supérieur à tous les autres, et la politique réduite à l’art de maintenir l’ordre en comprimant par tous les moyens le sauvage égoïsme des hommes, une violence de sentimens qu’une partie de l’Europe éprouva comme lui. Les événemens de cette époque avaient laissé dans son esprit une impression ineffaçable, et il a légué toute sa fortune à la caisse de secours fondée à Berlin « en faveur de ceux qui, en 1848 et 1849, avaient défendu l’ordre, et de leurs orphelins. » Cependant, une fois revenu de la peur qu’il avait eue, lorsqu’il fut en état de mesurer d’un œil tranquille le gain qu’il avait fait, il dut reconnaître que cette année lui avait été singulièrement favorable. La philosophie de Hegel était détrônée, il y avait place au soleil pour les doctrines jusque-là condamnées à l’obscurité ; la politique, qui depuis 1840 occupait tous les cerveaux, était pour longtemps pacifiée, les intérêts de l’esprit allaient recouvrer le rang qui leur appartient ; on venait d’essuyer d’amères déceptions, l’heure était propice pour un théoricien du désespoir.

Ces circonstances semblent en effet n’avoir pas échappé à Schopenhauer, car, dès ce moment, il ne néglige rien pour en profiter, il aide sans relâche à la fortune, qui semble décidée à le favoriser. Il avait des disciples dévoués, mais peu nombreux, son vieil ami l’avocat Emden, M. Frauenstædt, M. Dorguth, M. Lindner : il excite