Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

véritable analogue de la femme. Comme la sépia, elle s’enveloppe d’un nuage et se meut à l’aise dans la dissimulation. Et maintenant, dressés à leur école, qui d’entre vous se vantera d’être sincère et peut parler d’indépendance sans qu’une femme, sans que toutes les femmes sourient ? Vous voyez, beau défenseur de l’amour, que je ne diminue pas leur part dans l’œuvre de la civilisation. Tenez, j’ai soixante-dix ans et plus, et si je me félicite d’une chose, c’est d’avoir éventé à temps le piège de la nature ; voilà pourquoi je ne me suis pas marié. Les grandes religions ont toutes vanté la continence, mais elles n’ont pas toujours compris ce qui fait de cette vertu la vertu souveraine. Elles n’y ont vu souvent que le déploiement d’une énergie sans but, le mérite d’obéir à une loi fantasque, de supporter une privation gratuite, ou bien encore elles ont couronné dans le célibat je ne sais quelle pureté incompréhensible et fait ainsi la part trop belle aux économistes et aux saint-simoniens. Le prix de cette vertu, c’est qu’elle mène au salut ; préparer la fin du monde et en indiquer le chemin, telle est la suprême utilité des existences ascétiques. A force de prodiges, et d’aumônes, et de consolations, l’apôtre de la charité sauve de la mort quelques familles vouées par ses bienfaits à une longue agonie ; l’ascète fait davantage, il sauve de la vie des générations entières. Il donne un exemple qui a failli sauver le monde deux ou trois fois. Les femmes ne l’ont pas voulu ; c’est pourquoi je les hais. »

Schopenhauer n’aimait pas la contradiction, et je n’étais pas venu pour argumenter contre lui ; mais, quoique j’eusse déjà une idée de sa doctrine, j’étais tenté de prendre cette sortie pour une boutade, peut-être voulait-il s’amuser à essayer sur un étranger l’enchantement satanique de ses sophismes. Cependant il parlait avec calme en lançant de temps en temps une bouffée de tabac ; ses paroles, lentes et monotones, qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de nos voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte entr’ouverte du néant. J’osai pourtant, au bout de quelques minutes, déclarer que, quant à moi, la vie me semblait supportable, et que, si le monde allait encore médiocrement, le progrès finirait par l’améliorer, et en atténuerait assez les imperfections pour que l’on pût s’en contenter. « Nous y voilà, répondit-il. Le progrès, c’est là votre chimère, il est le rêve du XIXe siècle comme la résurrection des morts était celui du Xe ; chaque âge a le sien. Quand, épuisant vos greniers et ceux du passé, vous aurez porté plus haut encore votre entassement de sciences et de richesses, l’homme, en se mesurant à un pareil amas, en sera-t-il moins petit ? Misérables parvenus, enrichis de ce que vous n’avez pas