Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre les contradictions qu’il aperçoit dans le monde, et dont son intelligence s’irrite comme si elle eût dû être consultée sur l’ordre des choses.

Aux étages inférieurs de la nature, tant que la volonté se déploie dans les ténèbres du règne inorganique ou de la vie purement végétative, les notions de bien et de mal sont sans application possible ; ce sont des mots dépourvus de sens. Dès qu’apparaissent la sensibilité, et les premières lueurs de la connaissance, la volonté agit dans un monde où tout est effort et fatigue, activité contrariée ou langueur accablante. La souffrance à tous les degrés, depuis la douleur qui tue jusqu’à l’ennui qui mine silencieusement, est la loi absolue de ce monde. Aussi, lorsque l’intelligence s’épanouit chez l’homme dans sa plénitude, chargée qu’elle est de pourvoir à la sécurité et au bien-être de l’individu, ne cherchant à son insu dans l’univers que les moyens d’accomplir sa tâche et ne les y trouvant pas, elle le déclare rempli de contradictions, l’univers se présente à l’homme comme un problème, et comme un problème insoluble. La plus simple expérience suffit pour démontrer sans réplique que la souffrance est la loi du monde : l’univers, par la voix de tous les êtres sentans, exhale un cri de douleur ou un soupir d’ennui ; mais la raison qui parvient à se préserver des illusions volontaires créées par les philosophes peut déclarer a priori que le monde est condamné au mal et qu’il est le règne de l’absurde, car la volonté va d’elle-même à la vie, et que trouve-t-elle aussitôt qu’elle atteint cet échelon de la nature où la sensibilité et l’intelligence sont une condition nécessaire de l’existence ? Elle trouve que la vie suppose de toute nécessité concurrence et destruction. Dès lors la pensée devient pour l’homme une source de perpétuelles tortures. Non-seulement l’individu perçoit, comme les animaux, sous forme de sensation, son état actuel, qui sans cesse exige réparation ou développement, mais sa pensée se tourmente du passé et anticipe les maux à venir. Comme la volonté agit en chaque individu avec toutes ses prétentions, avec toute sa puissance, avec sa fougueuse envie d’être, chaque être sentant et connaissant se fait centre et se considère comme unique ; l’égoïsme sans limites est la tendance première et instinctive, et, si rien ne l’arrêtait, il sacrifierait au moi l’univers entier. A l’exemple des moralistes de tous les temps, Schopenhauer ne tarit pas en peintures de l’égoïsme humain, et il trouve pour le caractériser des traits d’une singulière et effrayante énergie.

Le pessimisme, déduit non pas des souffrances accidentelles attachées à la condition humaine, mais des lois de toute existence intelligente, est le fond de la philosophie de Schopenhauer. Il en est aussi l’inspiration constante ; c’est à ce point de vue qu’il considère les choses et la vie. N’y a-t-il pourtant aucun moyen de secouer le