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loyale amitié ; mais j’ai rencontré aussi des fats furieux qui ne m’ont pas pardonné de leur résister et qui m’ont accusée de les avoir rendus fous pour leur administrer ensuite la douche glacée de mon dédain. Cela n’était pas vrai ; je vous jure, miss Owen, que cela n’était pas vrai !

« — Et à présent, mademoiselle d’Ortosa, est-ce vrai ? En effet, je me le rappelle, c’est ce que l’on vous reproche généralement.

« — À présent, dit-elle avec un peu d’hésitation,… vous voulez donc tout savoir ?

« — Il me semblait que c’était le second chapitre, puisque le troisième est consacré à l’avenir.

« — Vous avez raison, reprit-elle ; je dirai tout, puisque j’ai un auditeur si attentif et si impartial. En vérité, j’ai du plaisir à me résumer devant vous ; mais je ne puis parler du présent qu’en expliquant l’avenir. Donc le voici, voici le but. — Je ne l’ai entrevu que récemment, c’est-à-dire après ma vingt-quatrième année révolue. Jusque-là, mon existence errante m’avait plu sans réserve ; mais je fis cette réflexion, qu’elle ne pouvait pas durer toujours, vu que la beauté n’est pas éternelle. Elle ne m’avait servi qu’à apparaître, il était temps qu’elle me servît à rester sur l’horizon, cette beauté, puissance indispensable dont je n’avais pas encore bien mesuré la portée ; je calculai froidement ses chances, je me dis qu’elle pouvait rester stable de vingt-cinq à trente ans, et qu’elle devait inévitablement décroître ensuite. Il fallait donc qu’à trente ans ma vie fût fixée, et mon but saisi.

« Ce but normal et logique pour moi, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas le plaisir ; c’est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais secondaires : c’est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans un mot qui me plaît : l’éclat !

« Vous voyez que je suis d’accord avec mon passé. J’ai toujours cherché et produit l’éclat ; je veux le fixer, le posséder, le produire sans effort, le manifester sans limites. Je veux donc tout ce qui le procure et l’assure. Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi et portant avec éclat dans le monde un nom très illustre. Je veux aussi qu’il ait la puissance, je veux qu’il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s’appliqueront désormais à le chercher, et, quand je l’aurai trouvé, je suis sûre de m’emparer de lui, mon éducation est faite. Je ne cours plus risque de me laisser charmer ; j’ai acquis tout ce qui a manqué à mon éducation première. J’ai étudié ; j’ai de l’érudition, de la science politique ; je sais l’histoire de toutes les dynasties et de tous les peuples. Je con-