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MALGRÉTOUT

nais tous les arcanes de la diplomatie et toutes les naïvetés de toutes les ambitions. Je connais tous les hommes marquans, toutes les femmes puissantes du passé et du présent. J’ai pris à tous leur mesure exacte, je n’en redoute aucun. Un jour viendra où je serai aussi utile à un souverain que je peux l’être aujourd’hui à une femme qui me demanderait conseil sur sa toilette. J’ai l’air d’attacher une grande importance à des choses futiles, on ne se doute pas des préoccupations sérieuses qui m’absorbent, on le saura plus tard, quand je serai reine, tsarine, grande-duchesse… ou présidente d’une république, car je sais bien que les peuples s’agitent et veulent du nouveau ; mais je ne crois pas à la durée de cette fièvre, et, présidente aujourd’hui, fût-ce en Amérique, je serais sûre d’être souveraine demain. Enfin je veux, après avoir joué un rôle brillant dans le monde, en jouer un éclatant dans l’histoire. Je ne veux pas disparaître, comme une actrice vulgaire, avec ma jeunesse et ma beauté ; je veux une couronne sur mes cheveux blancs. On paraît toujours belle, puisqu’on éblouit avec une couronne. Je veux connaître les grandes luttes, les grands périls ; l’échafaud même a pour moi une étrange fascination. Je n’accepterai jamais l’exil, je ne fuirai jamais ; on ne me rattrapera pas, moi, sur le chemin de Varennes. Je ne deviendrai pas folle dans les désastres, je braverai les destinées les plus tragiques, je combattrai face à face le lion populaire, il ne me fera pas baisser les yeux, et je vous jure que plus d’une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds. Après cela, qu’il se réveille, qu’il se lasse, qu’il porte ma tête au bout d’une pique ! ce sera le jour de l’éclat suprême, et cette face pâle, plus couronnée encore par le martyre, restera à jamais gravée dans la mémoire des hommes ! »

Mlle d’Ortosa s’arrêta, plongeant sur moi des regards dont le feu aveuglait ; puis elle les ferma, et, comme si elle m’eût oubliée, parut plongée dans la vision de son rêve. Je confesse que je la jugeai complètement folle, et que je cherchai avec anxiété autour de moi pour m’échapper en cas d’un accès de fureur ; mais elle se releva très calme, fit quelques pas, me prit le bras, et me dit avec un charmant sourire : — J’ai été un peu loin, n’est-ce pas ? Je ne comptais pas vous dire toutes ces choses ; je ne les ai jamais dites à personne, et j’avais besoin de les dire. À présent je ne les dirai plus, car le premier point pour réussir, c’est que personne ne soit en garde contre vous. Je compte donc sur votre silence, et je vous le demande très sérieusement ; je dirai plus, je l’exige.

— Ce mot est un peu altier, lui répondis-je en riant ; vous n’êtes pas encore reine !

— Non, mais j’ai votre secret comme vous avez le mien.

— Je n’ai pas de secret.