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ennemis, ses compatriotes l’ont salué comme leur premier représentant en littérature et en poésie. Telle est la simple histoire de Biœrnson ; mais sa vraie vie, son histoire intime est contenue dans ses œuvres. Laissons-le donc se développer dans son triple rôle de lyrique, de conteur et de dramatiste.

Les premiers essais de Biœrnson, les manifestations involontaires de son talent furent sans doute les chansons dont ses récits sont parsemés. Ces poésies sont peu nombreuses, très simples, mais d’une allure tout individuelle et d’une mélodie singulièrement pénétrante. Par la forme et l’inspiration, elles se rattachent pour la plupart aux chansons populaires de Suède et de Norvège ; c’est le sol frais où elles ont poussé comme de brillantes fleurs alpestres dans un champ d’anémones sauvages.

Enfant, Biœrnson fut bercé de ces romances mystérieuses, de ces ballades tragiques ou enjouées qui se sont conservées jusqu’à nos jours parmi les peuples du nord. Sous leur forme naïve, elles sont les derniers vestiges du paganisme et chantent surtout les divinités élémentaires qui séduisent les enfans des hommes. Ces esprits moqueurs et caressans, beaux et perfides, sont pour eux un perpétuel objet d’effroi et de désir. Tantôt un nix, dieu de mer, entraîne une jeune fille au fond de l’eau, sous prétexte de la conduire à l’église, tantôt deux elfes des bois s’approchent d’un seigneur endormi au clair de lune dans le val des roses. L’un lui prend la main, l’autre lui chuchote à l’oreille : « Réveillez-vous, beau chevalier, aimez-vous ma mélodie d’amour ? Seigneur Magnus, répondez-moi ! Ne dites pas non, dites oui, oui ! » Ces romances, variées à l’infini, peignent toutes l’éternelle attraction de la nature sur l’homme, elles sont pleines de la vague harmonie des mers et des forêts, et leurs refrains expriment avec une remarquable précision les mouvemens secrets de l’âme. Non-seulement le peuple chante ces vieilles ballades, il en fait de nouvelles. Aux danses, aux noces, aux fiançailles, jeunes et vieux composent des chansons, et, comme dans tout lyrisme spontané, la musique s’improvise avec les paroles. En un mot, chez ces peuples, la poésie existe encore à l’état primitif, sous une forme humble, mais très vivante.

Qu’on se figure donc l’adolescent poète du Dovrefield s’ignorant encore, mais tout plein de ces vieux chants, et qui déjà sent sourdre en son propre cœur une vague musique. Il erre loin du presbytère, dans les landes. Nul être vivant dans ces solitudes que la poule de neige qui parfois traverse les airs, et l’aigle qui plane à des hauteurs immenses. L’enfant sauvage se couche au soleil dans les bruyères et regarde les derniers sommets à l’horizon, ou écoute le bruit des eaux dans les profondeurs. De puissantes sensations