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chante dans ses montagnes. Ses rustiques mélodies lui sont venues du trop-plein de ses émotions, sans qu’il les ait cherchées et presque sans qu’il s’en doutât. Certes cette poésie-là n’a point les sentimens vastes, les pensées hardies, les horizons lointains du haut lyrisme ; par contre, elle a ce que celui-ci possède rarement dans les temps modernes : le parfait naturel, le jet spontané, l’accent du cœur. Elle est moins faite pour être lue au coin du feu que chantée au milieu des travaux et des plaisirs alpestres, dans les fières contrées où elle naquit. Le poète est peu expansif, la sève chez lui reste à la moelle et rarement fend l’écorce, ses chants suffisent pourtant pour caractériser le vrai folkesang norvégien. Il ressemble au lied allemand en ce qu’il est aussi franchement populaire ; il s’en distingue par l’essence du sentiment. Moins ample, moins varié, moins vigoureux, il est plus intime, plus triste et parfois plus pénétrant. Pris dans sa belle époque, de 1780 à 1848, le lyrisme populaire de l’Allemagne embrasse toutes les situations de la vie, parcourt toute la gamme des sentimens humains ; celui-ci a quelque chose d’humble, de voilé, j’allais dire de solitaire. On écoute, et l’on entend la voix qui se perd dans les hauteurs ; on croit surprendre le dialogue mystérieux de l’âme avec elle-même, mais enfin on est ému, et cela suffit. Le lyrisme norvégien a son talisman, et, pour parler comme Herder, il est une voix parmi les voix des peuples. Pour peu que Biœrnson continue, qu’il élargisse encore son genre, il sera l’Uhland de la Norvège.


III

Parmi les récits rustiques de Biœrnson, il en est un fort singulier. Thrond était le fils de très pauvres gens qui habitaient un vallon perdu sur un haut plateau. Pas une maison à plusieurs lieues à la ronde ; jusqu’à dix ans, l’enfant n’eut d’autre société que ses parens. Une nuit, un bohémien demanda l’hospitalité à la ferme écartée. On l’hébergea ; mais, pris de la fièvre, il mourut trois jours après. On cacha cette mort à l’enfant, et on lui fit cadeau du violon du bohémien. Le père lui apprit à jouer de l’instrument, qui exerça sur Thrond une attraction irrésistible. Dans son imagination, ce bois sonore et vivant renfermait tout un monde. A mesure qu’il apprit à le faire parler, il donna un nom à chaque corde, à chaque son, il retrouva dans son violon la voix de son père, de sa mère et du sombre bohémien. Assis sur sa colline des matinées entières, il inventait des airs de danse et jouait tour à tour la forêt, les gnomes, la fée, le Joutoul (démon de montagne), enfin tout ce qu’il voyait, et tout ce qu’il savait. Jamais il n’avait été au village ; mais un jour