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poète offre un type vrai, celui du Norvégien solitaire et sérieux, triste et renfermé, cachant sous sa rudesse une âme étrangement sensible et rêveuse. Il est né dans la haute montagne, près d’une cascade dont le mugissement monotone rappelle « la voix de l’éternité. » Le père, un tailleur musicien, brillant danseur et enjôleur de filles, avait séduit la simple et bonne Margit, puis l’avait abandonnée ; l’enfant est élevé en grande solitude et tristesse. Plus tard, Margit épouse par pitié son séducteur tombé dans la misère. Arne grandit entre ce père vicieux et cette mère fidèle, qui se le disputent comme le mauvais et le bon ange. C’est la mère qui l’emporte par sa douceur et sa résignation ; dans le retour de l’enfant vers elle éclate déjà son ardente sensibilité. Un jour, poussé par son mauvais père, l’enfant a offensé sa mère ; elle lui jette un long et douloureux regard. « Une chaleur brûlante lui passa sur tout le corps. Il sauta de la table où il était assis, sortit, se jeta sur la terre comme pour s’y enterrer, puis, ne trouvant pas de repos, il se releva pour s’en aller. Il passa près de la grange dans laquelle sa mère était assise ; elle cousait un vêtement pour lui. Elle avait l’habitude de chanter lorsqu’elle travaillait seule ; maintenant elle se taisait. Elle ne pleurait pas, elle cousait simplement. Alors Arne n’y tint plus, il se jeta devant elle dans l’herbe, la regarda et se mit à sangloter. — Je savais bien que tu étais bon, dit-elle. — Mère, chante quelque chose pour moi, dit l’enfant, sans quoi il me semble que je n’oserai plus te regarder. » Alors, d’une voix douce, elle murmure quelques versets, tandis que l’enfant reste la tête sur ses genoux, et s’endort dans une vision éblouissante. Telle est la puissance du sentiment intime chez cette race, que le chant a sur elle une influence éducatrice prédominante. Il est l’expression de cette religion, individuelle qui se mêle à tous les actes de la vie comme une grave pensée. Le développement d’Arne est tout intérieur. Le père étant mort, il reste seul avec sa mère. Celle-ci ne vit que pour son fils ; mais le jeune homme devient de plus en plus songeur et renfermé. Il fuit la société, et, par amour de la solitude, se fait pâtre et bûcheron. Printemps, été, automne, il reste dans la forêt, coupant du bois, lisant, rêvant, taillant des lettres dans l’écorce des arbres. Un violent désir le tourmente, le désir des voyages. Son seul ami, le fils d’un capitaine de vaisseau, est parti pour l’Amérique. Depuis ce jour, il n’a qu’une pensée, le suivre, sortir de son étroite vallée, s’arracher aux souvenirs funèbres de son enfance, voir la mer et le vaste monde, y chercher le bonheur. A l’effroi de sa mère, il ne lit que des livres de voyage et reste absorbé des heures sur des cartes géographiques. Il se garde bien de rien dire à personne de ses projets, car, en vrai Norvégien, il est farouche, ombrageux, muet. Plus un sentiment a de profondeur et d’énergie,