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elle l’a fixé pour toujours. Il suffit qu’il entende cette mélodie, tant couvée et tant cherchée, s’élancer vivante et douloureuse d’une poitrine de vierge, pour étancher la soif de son âme. Vérité profonde sous forme naïve : dans ses plus ardentes aspirations vers le lointain et l’inconnu, l’homme se cherche toujours lui-même ; grand ou petit, il cherche ses frères à travers le monde et veut se reconnaître en des âmes sœurs. Son désir partagé est près d’être assouvi, sa souffrance comprise est presque une félicité.

Après Arne, si sombre et si renfermé, Biœrnson a peint Eivind, le Joyeux compagnon, doué d’une gaîté intrépide et d’un rire à toute épreuve. De même que la montagne a deux côtés, l’un fantastique et ténébreux, qui suggère les rêves, les tristesses, les désirs, l’autre riant et clair, qui avive et pousse à l’action, de même il y a deux types de montagnards, le premier pensif et rêveur, l’autre gai et tout en dehors. Moins original, ce dernier a le charme d’un bel entrain, d’une joie saine et comme d’un souffle vif de glacier qui vous vient en plein visage et fouette le sang. Plus tard, avec la Fille du pêcheur, l’auteur s’est lancé dans le roman et s’est posé un problème hardi. Une enfant de la côte, fille de marin, élevée au milieu de matelots, mais douée d’une riche nature, s’élève par sa volonté au rang de grande actrice ayant conscience de sa dignité et de sa mission. Ce démon de fille cache une âme fière et indomptable sous le caractère chatoyant et fugace d’une ondine. Impénétrable, elle cache son dessein à tout le monde, le poursuit avec une opiniâtreté toute norvégienne et l’exécute malgré cent obstacles. La partie du récit où Pétra, repoussée de sa maison, errante, abandonnée, est recueillie dans un presbytère, où la bonté, la beauté, tout le monde moral s’entr’ouvre à ses yeux éblouis, est d’une psychologie captivante. J’ajoute que ce roman contient trop de hors-d’œuvre, tandis que les phases capitales du développement de l’héroïne sont brusquées : puis le ton manque d’unité ; en quittant sa première manière, l’auteur veut prendre le ton léger du romancier mondain, il n’y réussit qu’à moitié, et son œuvre, d’ailleurs si neuve, y perd beaucoup. Le grand mérite de Biœrnson, c’est d’avoir créé la pastorale norvégienne. En cela, il a doté sa patrie et la littérature européenne d’un genre nouveau qu’on est heureux de saluer. Sans doute il manque encore de plusieurs qualités pour atteindre l’harmonie et la clarté qui donnent la perfection. Le dialogue a tout le décousu de la conversation, et la narration s’égare parfois en détails obscurs et surperflus ; en un mot, ce n’est point l’art suprême qu’on admire dans la Petite Fadette ou dans la Mare au Diable. Par contre, ces idylles norvégiennes ont plus de saveur et de vraie poésie que les contes villageois d’Auerbach, trop souvent entachés de morale