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En vérité, ce chant peut se comparer aux fameuses strophes à la mer qui terminent si magnifiquement le quatrième chant de Child Harold ; mais tandis que nous trouvons là-bas le ciel lumineux et la robe d’azur de la Méditerranée, nous entendons gronder ici l’Océan sans limites, et la désolation des mers polaires vient peser sur nous. Cependant, pour être à la hauteur de lord Byron, il manque à ce roi de mer qui parle par la bouche d’un de ses rejetons la large idée, l’ardent sentiment de l’humanité qui débordait de ce grand cœur révolté, ce cœur qui, comme dit Alfred de Musset,

Sur terre autour de lui cherchait pour qui mourir.

Par là, j’exprime ce qui manque encore à la poésie scandinave, c’est l’esprit cosmopolite. Je disais au début de cette étude que ce qui caractérise les renaissances littéraires au XIXe siècle, c’est le réveil du génie des races. Il est à prévoir et à souhaiter que le caractère des littératures européennes, telles qu’elles se constitueront à l’avenir, conservera, renforcera cet esprit, mais en y joignant l’esprit cosmopolite. Pour être original, il faut être de sa nation ; pour être large, il faut être humain. Le progrès des peuples ne saurait consister dans l’effacement des races sous un nivellement universel, la barbarie serait préférable à cet aplatissement, mais dans le développement varié des races au contact les unes des autres. Aussi le véritable esprit cosmopolite, loin d’être la négation de l’individu et de la race, n’en est-il que l’épanouissement, l’élargissement graduel. Les peuples scandinaves ont retrouvé leur génie propre. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez ; ce qui leur manque encore, c’est la culture philosophique, les vastes horizons de l’histoire, et ce qu’on peut nommer le grand courant indo-européen. Leurs aïeux les Northmans, ces hardis écumeurs de mer, sur leurs navires qu’ils disaient vivans, cinglaient toujours vers le sud, et parfois y trouvaient des royaumes. Leurs descendans ont encore dans le domaine intellectuel de l’Europe plus d’une conquête à faire ; qu’ils cherchent, ils trouveront. C’est sur ce souhait que j’aime à les quitter.


EDOUARD SCHURÉ.