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— Vous voilà blessée au cœur, pauvre fille, et vous devenez très irritable ! Allons, calmez-vous. Bientôt vous verrez votre sœur, et, pour peu que vous ayez de pénétration, vous reconnaîtrez que je vous ai dit la vérité. Voilà un grand embarras de plus dans votre existence déjà si troublée. Heureusement je suis là ; c’est moi qui guérirai Adda de cette maladie. J’ai déjà commencé, je lui ai mis en tête de plus hautes ambitions. Je veux lui faire épouser lord Hosborn, et j’y parviendrai. Il m’a trop aimée pour ne pas accepter une femme de ma main. Quant à vous, ma chère, vous épouserez Abel, je vous le promets. Ce sera d’abord un grand malheur pour vous, car c’est un fou, un fou charmant, excellent, qui, tout en vous adorant, vous causera les plus grands chagrins ; mais il vous lancera. Les artistes sont très puissans dans le monde ; ils charment les rois et les femmes. Au bout de quelques années, ne l’aimant plus, vous connaîtrez la vie, et vous pourrez aspirer à quelque chose de mieux que l’amour. Adieu tout de bon, voici mon jeune écuyer ; au revoir !

Elle n’attendit pas ma réponse. Qu’aurais-je pu répondre à ce tourbillon de bourdonnemens et de piqûres qui m’enveloppait comme un essaim de guêpes ? Elle entra dans la bergerie pour reprendre sa monture, et je m’enfonçai dans le bois pour n’avoir plus à lui parler. Je m’efforçai de me calmer. Je me trouvai ridicule de m’émouvoir des propos d’une personne qui ne pouvait pas être sérieuse malgré ses hautes prétentions. Le but qu’elle poursuivait, et dont l’audace m’avait tout d’abord étourdie, n’était-il pas puéril en lui-même ? Il fallait plus d’étrangeté que de force dans l’esprit pour l’avoir conçu. Pour s’y attacher et le poursuivre, il fallait peut-être de la force réelle dans le caractère ; mais qu’est-ce qu’une force mal employée ? Une simple énergie vitale que ne dirige pas une puissance vraie… Certes Mlle d’Ortosa pouvait atteindre son but, nous vivons dans la phase des aventures, et l’histoire moderne est ouverte à toutes les ambitions. Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande taille pour faire de grandes enjambées quand le hasard, renversant les vieilles institutions séculaires et bouleversant les mœurs, apporte un élément nouveau et tout à fait imprévu dans les destinées humaines. Chacun pouvant prétendre à tout, personne n’est fou d’aspirer à la domination par l’intelligence. Là où Mlle d’Ortosa était insensée selon moi, c’était de chercher le pouvoir, l’ascendant, l’éclat, comme elle disait, dans une situation matérielle quelconque. Il me semblait que le vrai pouvoir, celui qui atteint le cœur, la raison et la conscience, n’a besoin ni de trône, ni d’armée, ni d’argent. Pour l’obtenir, il n’y a qu’un travail à faire sur soi-même, chercher le beau, le vrai, et le répandre dans la mesure de ses forces. Si on n’en a que de médiocres, on ne fait qu’un peu de bien. C’était mon lot, et je m’en contentais. Ce peu valait encore mieux que le beaucoup de