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mémoire des deux pontifes qui furent le principe et la fin du long exil de la papauté. La fresque, attribuée à Giotto, nous présente l’image du pape Gaetani, Boniface VIII ; le tombeau est celui du pape Colonna, Martin V, sous lequel finit la captivité de Babylone.

En contemplant cette basilique, il m’est venu la rêverie assez singulière que l’humanité était encore bien plus ignorante qu’on ne le croyait. Non-seulement les hommes retiennent difficilement le souvenir du passé, non-seulement l’avenir est lettre close devant leurs yeux, mais ils ne comprennent presque jamais le présent et n’éprouvent presque jamais les sentimens que devraient logiquement inspirer les événemens auxquels ils assistent. L’histoire de Saint-Jean de Latran en est la preuve. Il y eut un jour dans notre passé où le souverain de la France, — lequel par parenthèse compte parmi ses titres celui de chanoine de Saint-Jean de Latran, — réussit, par une série de coups politiques d’une audace sans exemple, à mettre les clés de l’église dans sa poche et à déplacer le siège du pouvoir pontifical. Or, au moment même où l’instrument de Philippe le Bel, Bertrand de Gouth, commençait la longue séquestration du saint-siège à Avignon et la série de nos papes français, la vieille basilique de Saint-Jean de Latran fut consumée par l’incendie. Eh bien ! Il me semble que, si j’avais été un Romain de cette époque, cet accident m’aurait douloureusement fait rêver. Sans trop de superstition, les Romains d’alors auraient pu croire que c’en était fini pour jamais. Eh quoi ! au moment même où commençait cette émigration du souverain pontificat, l’antique témoin de l’établissement politique du christianisme à Rome, la Mater ecclesia, caput orbis et urbis, disparaissait aussi ! Cette coïncidence étrange n’était-elle pas une preuve que le centre de la religion était pour toujours déplacé ? Si Dieu n’avait pas permis que ce monument restât debout pour raconter un passé brusquement détruit, c’est que sans doute ce passé ne devait connaître aucun retour. D’autre part, il me semble que, si j’avais été ministre de Philippe le Bel, j’aurais été très frappé de cet événement, et que je l’aurais regardé comme d’un heureux augure pour le succès de la vilaine action qui venait d’être consommée. On pouvait facilement exploiter cet incendie et s’en servir pour persuader aux peuples toute sorte de choses utiles au prince et à la nation française. Dieu détruisait l’église des églises au moment même où le roi de France plaçait la papauté à portée de sa main ; n’était-ce pas la preuve évidente qu’il avait condamné Rome, qu’il se détournait d’elle et voulait transporter son église hors des murs de cette ville coupable qui l’avait profanée ? Quel thème admirable pour les sortilèges de l’éloquence ! En outre, comme on pouvait déjà voir venir l’inique procès des templiers, rien n’était plus facile que