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cette impulsion française ; il est difficile, de dire ce que Wieland eût été sans Voltaire, Lessing sans Diderot, Harder sans Rousseau.

L’esprit français, qui était l’esprit du siècle, n’éveilla pas seulement l’esprit original de l’Allemagne, qui dormait ; il pénétra aussi la société d’outre-Rhin, la haute société du moins ; il lui imprima un caractère particulier, différent du caractère allemand proprement dit. Nulle part cette influence ne se fit sentir plus puissamment qu’à Berlin, où la trace des goûts français de Frédéric II n’a pas disparu encore même de nos jours, et continue après un siècle à donner au Prussien de la Marche la physionomie sui generis qui le caractérise, et où la raideur germanique et le clinquant slave s’associent d’une façon assez étrange à l’acuité de l’esprit français. Longtemps avant que Voltaire vînt à Potsdam, la politique religieuse de Louis XIV avait conduit à Berlin une colonie française qui ne fut point oublieuse de sa patrie, et qui prépara le terrain aux idées et aux hommes que la France devait envoyer en Prusse cinquante ans plus tard. La cour devint toute française à la mort du brave caporal qui avait su faire l’armée dont Frédéric II, son fils, devait si bien se servir. Dès lors l’éducation de la noblesse prussienne fut presque exclusivement française ; ce sont les « philosophes » de Paris qui fournissaient les précepteurs ; un collège français florissait depuis longtemps dans la capitale du nouveau royaume ; l’académie de Berlin était présidée par un Français, Maupertuis ; tout un quartier de la grande cité s’appelait et s’appelle encore « la ville française. »

L’exemple et la politique du grand Frédéric avaient permis en même temps à un autre élément social de se développer et de se produire. Sous un gouvernement tolérant et tutélaire, les Juifs avaient enfin osé sortir du ghetto moral où ils avaient été confinés jusque-là. Ils avaient acquis de grandes fortunes pendant la guerre, et commençaient à faire maison quand la paix fut venue. Ils se rendirent vite maîtres de la civilisation française, qui était à la mode et vers laquelle les attirait une secrète affinité. Si certaines vertus qui n’appartiennent qu’aux races libres, si les qualités françaises par excellence, la bravoure, la fierté, l’esprit chevaleresque, faisaient forcément défaut au descendant d’une race opprimée, il avait dans son esprit d’autres qualités qui lui permettaient de s’assimiler plus vite que l’Allemand la culture française. D’abord il possédait et il possède l’esprit proprement dit, la saillie, le goût des choses fines finement dites, le ton moqueur et la promptitude à saisir le ridicule, puis le bon sens, un certain rationalisme pratique, porté dans l’arrangement même de la vie, et qui fait le désespoir des natures rêveuses, incapables de le comprendre, partant promptes à le condamner, La sagacité pénétrante, l’intelligence ennemie des nuances qui échappent à l’analyse, comme des sentimens qui n’ont point de