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été pour lui qu’une associée de rencontre ; la version de Nouville était la vraie. Si j’étais restée un instant de plus, j’en eusse été convaincue. Il avait été si près de moi et il ne l’avait pas su ! Il ne m’avait pas devinée à travers cette cloison qui nous séparait ! Il maudissait la fâcheuse qui m’avait mise en fuite ; quelle joie il eût éprouvée de me retrouver à Marseille et à Nice ! — Nous serions, disait-il, officiellement fiancés, mariés peut-être à l’heure qu’il est ! J’aurais su que vous m’aimiez, et j’aurais renversé les obstacles, tandis que, n’osant devancer votre volonté, j’ai perdu l’occasion qui s’offrait de déclarer mes intentions à votre père et à votre sœur. Je les ai vus souvent, j’ai travaillé à détruire les préventions de Mme de Rémonville, et je crois y être parvenu, car elle a cessé de me railler, et même elle m’a quelquefois parlé d’un ton d’amitié qui semblait appeler ma confiance ; mais que savais-je si, en recevant mes aveux, elle n’eût pas changé de dispositions à mon égard ? Quand j’ai lu la lettre que vous aviez écrite à Nouville, je suis devenu fou de bonheur, et me voilà. J’accours avec toutes mes espérances renouvelées, et cette fois avec des projets bien arrêtés. Je n’écouterai plus vos craintes et vos scrupules. J’attendrai auprès de vous, n’importe où dans votre voisinage, le retour de votre famille, qui doit avoir lieu incessamment, et je ne veux plus attendre six mois, je ne veux pas attendre six semaines. Je veux être à vous tout de suite et pour toujours. Je suis assez riche pour deux ou trois ans, si vous voulez mener une vie brillante, — pour dix ans et plus, si vous voulez une vie modeste et retirée. Que m’importe à moi l’avenir ? Il sera ce que vous le ferez. J’ai encore des forces immenses pour vous faire une fortune. J’en ai d’inépuisables pour le bonheur intime et tendre que vous avez toujours rêvé, et que je rêve avec délices depuis que je vous connais. Tenez, Sarah, ce que je vous ai dit dans votre parc au bord de la Meuse, dans cette nuit étoilée, est toujours aussi vrai. Vous êtes mon salut, mon étoile, à moi ; il ne faut pas me rejeter dans l’ombre de cette horrible caverne que nous venons de traverser, et qui est l’image de ma vie sans vous. Il y a là des beautés qui ne sont que des mirages, des merveilles qui ne sont que des vertiges ; l’enfer est sous les pieds, la voûte de la tombe s’étend partout sur la tête, et on erre là ainsi qu’une forme humaine qui a laissé son âme à la porte. J’ai horreur de la nuit, et si je ne vous eusse cherchée dans ces ténèbres, j’y serais devenu fou. Oui, Sarah, oui, ce n’est pas une métaphore ; ma vie sans vous est comme cet abîme, tout y est mort, il n’y a pas une fleur, pas un brin d’herbe, pas un rayon. Ramenez-moi au soleil ; aimez-moi, ou je n’aimerai jamais, et je mourrai sans avoir vécu.

Je ne sais ce que je lui répondais. Mon cœur parlait sans que ma raison se rendît compte de mes paroles. Il me remerciait, il était