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qui avait écrit des nouvelles, des drames, des articles de morale et même de politique, la plupart du temps en français, et qui avait rencontré beaucoup d’approbation, comme il arrive quand une grande dame daigne mettre sur le papier quelques essais qu’on ne pardonnerait pas à un débutant à la veille de forcer l’entrée de la carrière littéraire. Les sœurs ne restèrent pas toujours dans la situation brillante où nous les avons vues d’abord. Mme de Grotthuiss sut encore se caser dans une honnête médiocrité quand la guerre eut ruiné son mari. La veuve du prince de Reuss, vivant toujours dans le présent, fut prise à l’improviste par la perte totale de sa fortune après Austerlitz. La belle parvenue, élevée dans le luxe et habituée au plus grand monde, allait connaître, avant de mourir assez jeune encore (en 1814), la pauvreté et l’abandon qu’elle entraîne. L’aimable égoïste regretta-t-elle de n’avoir pas fait son nid d’avance ? Il est certain que ses dernières années furent assombries par un pessimisme un peu chagrin, triste consolation des intelligences vives et pénétrantes qui ne se laissent point imposer par les apparences de la comédie humaine, mais qui ne savent pas davantage deviner ou se créer par l’imagination un monde idéal où elles puissent oublier la réalité et ses misères.

Presque en même temps que Mme de Grotthuiss et Mme d’Eybenberg, deux autres jeunes Juives, les filles du riche banquier Itzig, de Berlin, avaient quitté les bords de la Sprée pour ceux du Danube, après avoir fait, elles aussi, de brillans mariages dans la noblesse. On le voit, l’esprit de tolérance de Frédéric II portait ses fruits, et le mariage mixte, naguère encore inouï à Berlin, devint un fait assez commun dans les dernières années du siècle, au moins dans la noblesse prussienne, alors plus libre de préjugés que la bourgeoisie. Les choses ont bien changé depuis ; c’est aujourd’hui la classe moyenne, toute pénétrée de l’esprit d’indifférence religieuse prêché et pratiqué par les écrivains classiques, qui a renoncé à ses préventions, tandis que l’aristocratie, tristement dévoyée du noble chemin où elle s’était engagée de 1808 à 1815, est revenue à toutes ses préventions de caste et de race. C’est à dessein que j’emploie ces mots, car les préventions, il faut le dire, reposent uniquement sur l’antipathie de race et de caste ; l’intolérance religieuse y entre pour bien peu. Le Juif est un parvenu aux yeux du hobereau allemand ; il est l’étranger pour le bourgeois. Rien n’est tenace comme ces antipathies nationales. Si la France a pu les déraciner comparativement vite, c’est que l’Israélite ne se trouvait et ne se trouve chez elle qu’à l’état d’infime minorité. En Allemagne au contraire, comme en Hollande et en Pologne, il a été longtemps dans la situation et presque dans la proportion numérique du métis d’Amérique, et le préjugé qui le frappait était de la même nature