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que celui qui frappe, au-delà des mers, l’homme de sang mêlé. Aussi la conversion ne changeait-elle absolument rien à ces rapports. Le préjugé n’a pas disparu encore sans doute, mais il tend à disparaître, et le mariage mixte, rare en France, devient un fait quotidien en Allemagne. Or il ne faut pas l’oublier, ce n’est point l’admission dans les salons, ce n’est pas l’accès ouvert aux dignités de l’état qui effacent les barrières invisibles entre les races comme entre les castes : c’est le mariage. Le plébéien romain eut raison de ne se croire vraiment l’égal du patricien que le jour où il eut enlevé la dernière de ses conquêtes, le connubium.

Quoi qu’il en soit aujourd’hui de ces relations entre Juifs et chrétiens, à l’époque dont je parle, les filles d’Israël ne semblent pas avoir eu trop de difficulté à pénétrer dans la noblesse brandebourgeoise. Le père Itzig du moins, qui n’était à son arrivée à Berlin qu’un petit prêteur sur gages, n’eut pas de peine à bien établir dans le monde ses douze enfans, dont chacun pouvait compter sur une fortune considérable, et qui tous avaient reçu une éducation aussi brillante que solide. Sa fille cadette, Cécile, devenue baronne d’Eskeles, fut un peu effacée à Berlin par son aînée, la belle Fanny d’Arnstein, qui à son tour se sentit un moment éclipsée par Mme d’Eybenberg, dont elle ne manqua pas d’être fort jalouse. Bientôt, « quand la bise fut venue, » la grande et belle Fanny prit sa revanche sur sa gracieuse et insouciante rivale. Parlant les langues modernes avec facilité et élégance, vive, intelligente, apportant de Berlin la liberté d’esprit que Frédéric II et Lessing y avaient acclimatée, elle fit, pour parler avec Varnhagen, de son salon à Vienne « un poste de mission » de l’esprit nouveau et de l’esprit berlinois. Le prince Charles de Lichtenstein vit la belle Prussienne et lui offrit sa main, son titre et sa fortune colossale, — la baronne d’Arnstein était devenue veuve tout récemment. Elle refusa cette offre accompagnée du désir impérieux de la voir se convertir. Les choses n’en restèrent malheureusement pas là, et cet amour du prince souverain entraîna une terrible catastrophe. Un chanoine laïque, le baron de Weichs, qui rivalisait avec le prince, le provoqua et le tua en duel. La capitale de l’Autriche témoigna en cette occasion toute sa sympathie et toute son estime à celle qui avait été la cause involontaire du malheur. Quant à elle-même, elle conserva longtemps le souvenir de cet amour, auquel elle n’avait point voulu sacrifier la religion de ses pères. Désormais, à chaque anniversaire de la mort du prince, elle s’enferma dans l’obscurité et la solitude pour prier. Elle ne vécut plus, à partir de ce jour, que pour sa fille et pour la charité : c’est ainsi que nous la retrouverons en 1813. Pour le moment, — nous sommes encore au XVIIIe siècle, — Berlin se consolait du départ de la baronne dans les salons de sa sœur aînée, Mme Sarah