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d’aujourd’hui, — le fichu laisse voir la naissance d’une riche poitrine, et l’attache nette et gracieuse d’un cou rond et dégagé. On devine sa haute taille, — elle était aussi grande que la reine Louise elle-même, — et cette taille achevait certainement de donner à sa personne le cachet de majesté qui imposait si fort aux admirateurs de la Muse tragique, comme on l’appelait à Berlin. Cet air de grandeur ne fut toutefois pas assez prononcé pour qu’on ne s’éprît pas très humainement de la belle Circassienne, autre surnom que lui avait valu la blancheur de son teint. Depuis Guillaume de Humboldt, qui avait six ans de moins qu’elle et qui l’adorait à sa façon, c’est-à-dire avec une sentimentalité un peu voulue, jusqu’à l’ami de trente-trois ans qui demanda sa main quand elle en avait vingt de plus (en 1817), les admirateurs ne lui firent jamais défaut. Le beau Charles de La Roche, le fils de l’amie de Wieland et l’oncle de Bettina, — Schleiermacher, le pasteur romantique, — L. Börne, encore enfant, beaucoup d’autres moins connus, gravitaient dans son orbite ; mais il semble qu’elle ait su les tenir avec une rare prudence, et tout en leur accordant une grande intimité, dans les limites de l’amitié la plus platonique.

Le docteur Marcus Herz, qui avait plus du double de l’âge de sa femme, ne paraît d’ailleurs pas s’être beaucoup préoccupé de ces incendies qui couvaient sans jamais éclater. C’était un disciple dévoué de Kant, et il avait écrit lui-même des travaux philosophiques estimés. Esprit pénétrant, clair, froid et positif, il était comme un étranger dans ce cercle de voyans et de romantiques qui s’assemblait autour de sa jeune épouse. En littérature, il en était resté à Mendelssohn et Lessing. Il avait été, comme ce dernier, fort choqué de Werther, et plus encore de la sensiblerie rêveuse que ce roman fit éclater, s’il ne la créa point. On comprend que les excès voulus, les enthousiasmes à froid, le sensualisme mystique de l’école de Frédéric Schlegel, ne trouvèrent point grâce devant cet esprit amoureux de bon sens. Il se contenta cependant de sourire, paraît-il, aux extravagances de la ligue de vertu, fondée par Henriette et qui préludait aux folies du romantisme. Le jeune Guillaume de Humboldt y jouait le rôle principal. Je ne citerai pas tous les hommes, les uns âgés, les autres haut placés déjà, les troisièmes destinés à la célébrité, qui appartenaient à cet ordre, où l’on se tutoyait tendrement, où l’on s’écrivait de longues lettres en caractères hébreux, où l’on échangeait bagues et silhouettes, où l’on se proposait « le développement moral » et « le bonheur par l’affection, » — mais sans devoirs, « car l’affection ne connaît point de devoirs, » — et où l’on supprimait « toutes les barrières d’une bienséance purement conventionnelle. » Rahel, on la reconnaît bien là, refusa de faire partie de cette franc-maçonnerie puérile. Toute jeune qu’elle était alors,