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tard, et il raillait même volontiers, nous dit Varnhagen, celle dont il avait dit quelques années auparavant : « Si jamais j’avais pu épouser Mme Herz, cela aurait fait un mariage capital, à moins qu’il ne fût devenu trop uni. Je me procure parfois le triste plaisir, ajoutait-il, de penser quelles personnes se seraient convenues, car souvent, quand on réunit trois ou quatre couples, on ferait d’excellens mariages, si l’on pouvait faire des échanges. » Ces paroles, si surprenantes dans la bouche d’un pasteur protestant, lui étaient évidemment inspirées par les nombreux ménages malheureux qu’il voyait autour de lui, grâce précisément à l’exaltation sentimentale qu’on apportait au mariage. « Rien n’est plus commun aujourd’hui que de tristes unions, et si du temps du Christ cela prouvait la dureté des cœurs, cela paraît venir à présent de la pauvreté et de la faiblesse des âmes. On ne sait pas dès le début arranger sa vie et son amour, et on n’y attache aucun but élevé, aucune idée. » C’est peut-être le contraire qu’il eût fallu dire.


III

Le plus célèbre exemple de ces infortunes conjugales, H. Herz et Schleiermacher l’avaient tous les jours sous les yeux dans la personne de Dorothée Veit, la fille aînée de Moïse Mendelssohn, qui s’était étroitement liée avec Frédéric Schlegel avant de pouvoir l’épouser. C’est encore chez Mme Herz que Schleiermacher lui-même avait vu pour la première fois le chef de l’école romantique, et une amitié intime n’avait pas tardé à s’établir entre les jeunes gens. Frédéric Schlegel y dominait absolument, bien que Schleiermacher fût son aîné de quatre ans. Celui-ci s’était développé tard. Douteur et mystique à la fois, il avait été étouffé un peu dans sa première jeunesse par la sévérité orthodoxe de son père et des frères moraves qu’il avait eus pour maîtres. C’était un esprit d’une rare souplesse, grand orateur, grand travailleur, intelligence vive, prompte et pénétrante. Peut-être manquait-il d’originalité ; il paraît en tout cas n’avoir pas eu assez de confiance en lui-même : sans Henriette Herz et Frédéric Schlegel, il se peut qu’il n’eût jamais écrit. Il est certain qu’il ne composa qu’à l’instigation de ses amis son premier et son plus célèbre ouvrage, les Discours sur la religion (1798). On sait les principes nouveaux que Frédéric Schlegel voulut introduire dans la littérature. Cette prétention d’ériger en devoir le caprice individuel, il la faisait valoir dans la vie comme dans la poésie, sous prétexte « de vivre la poésie, » comme il entendait « poétiser la vie. » Il fit vite la conversion de Schleiermacher, dont l’esprit mobile n’avait pas encore trouvé sa voie, et qui, dans cette période de transition (1796 à 1804), subissait volontiers des influences.