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Weimar, Dresde, Paris, Cologne, Bonn et Vienne ; nous ne ferons point l’histoire de leur misère, de leur constance, de leur éclatante conversion. Nous les retrouverons plus d’une fois encore sur notre chemin : Frédéric portant dans la foi nouvelle ses habitudes de bohème et d’épicurisme, Dorothée son ardeur, sa sincérité, son exaltation, Au moment où nous sommes arrivés (1799), ils mènent encore à Berlin « leur existence ennuyée et paresseuse, » — le mot est de Fichte, — et ils viennent de scandaliser le monde des lettres, comme ils ont déjà scandalisé le monde bourgeois. Bien que nous écartions à dessein l’examen des systèmes et des ouvrages de ce temps, bien que nous nous bornions autant que possible à l’étude de la société, qui n’a pas été faite encore, il faut nous arrêter un instant au singulier épisode littéraire qui émut l’Allemagne en 1798, et à l’œuvre bizarre qui fut comme le programme de la nouvelle école poétique, décidée à révolutionner la vie et les lettres, ou, comme disait Schlegel, à organiser « l’opposition contre la légalité positive et l’honnêteté conventionnelle. »

La Lucinde, — tel est le titre de l’étrange roman où Fréd. Schlegel annonçait le message nouveau, — n’est autre chose qu’un long dithyrambe fort ennuyeux et fort pédantesque en l’honneur des sens, du caprice et des « droits de l’individu. » L’auteur l’appelle une « apologie de la nature et de l’innocence sous la forme d’un poème cynico-sapphique. » Les Allemands ont un singulier besoin de justifier devant la raison chacun de leurs actes, et de le justifier au moyen d’un système. De là cette contradiction surprenante d’une nation d’originaux, — disons d’individualités pour ne pas prêter à l’équivoque, — qui manque totalement de spontanéité. Mme de Staël s’étonnait avec raison de l’abondance d’idées et de vues qu’elle rencontrait en Allemagne, Grâce à une disposition naturelle très prononcée, développée encore par de longues habitudes de dialectique, l’Allemand était arrivé à une sorte de maestria dans l’usage des idées abstraites. Aussi cette souplesse de gymnaste imposait-elle fort aux étrangers, moins habitués à se rendre compte de chacun de leurs mouvemens, à en rechercher les principes et à les mettre en système. Cette coutume de généraliser et d’abstraire a fait un tort singulier à l’imagination créatrice des Allemands, qui en a été comme paralysée. Aujourd’hui même on citerait à peine en Allemagne un romancier qui consentît ou qui réussît à amuser son lecteur, comme le font des centaines d’auteurs anglais et français ; il est rare qu’on y trouve un peintre qui ne cherche à symboliser. Pourtant la manie d’édifier des théories ne fut jamais poussée plus loin qu’il y a soixante ans. Il n’y avait donc rien d’étonnant que Frédéric Schlegel essayât lourdement de mettre en système non-seulement la passion, mais encore le