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caprice amoureux. Il est moins surprenant encore qu’à force de se guinder et d’élever sa prétendue passion à la hauteur d’un principe, il lui ait ôté la seule chose qui pût l’excuser : la naïveté. Sans doute il y a là aussi, tout au fond, quelque chose de meilleur que dans la passion naïvement grossière, quelque chose qui tient à l’essence même de la nature allemande et à l’idéalisme qui lui est propre. Dès que la sensualité a un côté esthétique, pour parler le langage transrhénan, il y a des chances pour que ce côté l’ennoblisse jusqu’à un certain point, qu’il l’empêche du moins de se souiller. Chaque nation apporte ainsi dans l’amour, comme dans la poésie et la vie, la qualité dominante de sa nature : le Français y met de l’esprit et de la gaîté, l’Anglais le sentiment du devoir et la gravité, l’Italien la passion et la jalousie violente. Le sensualisme allemand, — même celui de Fr. Schlegel, — n’est jamais sans un mélange de sentimentalité. L’amour de l’Allemand est sérieux, réfléchi, et il ne va pas sans une bonne dose d’enthousiasme. Or, dès que l’homme s’imagine être dans l’idéal, fût-ce à tort, la réalité dans laquelle il vit prend quelque chose d’idéal, et ce quelque chose fera forcément défaut à ceux qui ne poursuivent que la passion ou le plaisir « sans phrase. » De là aussi je ne sais quoi d’impudique dans l’amour allemand dont l’étranger se choque aisément. Le plaisir et la passion se cachent, car ils ont conscience de leur illégitimité ; la sentimentalité aime à faire montre d’elle-même, à s’étaler en public, à s’enorgueillir de sa noblesse idéaliste.

Ici pourtant le manque de pudeur passait les bornes. Dorothée elle-même se plaignit. Déjà l’année précédente son indiscret amant avait inutilement blessé sa délicatesse par un écrit sur l’idéal féminin et sur sa Diotima, car il voulut avoir sa Diotima aussi bien qu’Hemsterhuys et Hölderlin. Il y avait semblé proposer l’hétaïre grecque comme cette femme idéale ! Il alla bien plus loin cette fois que dans cette première attaque contre « la fausse pudeur,… fille de la crainte hypocrite, compagne d’une intelligence pervertie et de mœurs corrompues. » Dorothée ne put retenir un cri de douleur. « Souvent j’ai froid et chaud au cœur, dit-elle à Schleiermacher, en pensant que l’on retourne ainsi le dedans (das Herauswenden des Innern). Je rougis en songeant que ce qui a été si intime, si secret, si sacré, est livré désormais à tous les curieux, à tous les ennemis ! » La Lucinde dépassait en effet tout ce que le sensualisme raisonneur de l’Allemagne avait produit jusqu’ici. Heinse lui-même et E. Wagner semblaient réservés à côté de cet évangile de l’amour, qui simplement divinisait les sens sous prétexte de combattre les préjugés. Si encore le romancier savait intéresser ; mais on sent qu’il s’échauffe à froid, et que l’auteur n’a pas plus de passion que le héros. « Même l’effort visible d’être immoral ne lui