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première commencemens de cette folle passion. A Halle, où il alla étudier la médecine, et d’où la plus grande partie de sa correspondance et de son journal est datée, il retrouva bientôt Schleiermacher, qui y avait été appelé comme professeur de théologie. Le nouveau professeur fut peu édifié, il faut le dire, du jeune paresseux que sa chère Henriette lui avait si chaudement recommandé, et l’étudiant ne semble guère s’être soucié de ce mentor incommode.

On voit que la maison d’Henriette se dépeuple de plus en plus. Malheureusement la pauvreté y entra au moment où l’amitié, qui aurait pu la rendre moins pénible, en sortait. Marcus Herz, qui avait eu des revenus considérables, ne laissait presque rien, et Henriette fut obligée de tirer argent de son savoir. Le comte de Cohna-Schlobitten, l’ancien élève de Schleiermacher, offrit bien à la veuve sa main et sa grande fortune, mais elle refusa, probablement pour ne point chagriner sa vieille mère par une conversion qui aurait été nécessaire, et elle se mit à donner des leçons de français, d’anglais, d’italien. C’est à cette occasion qu’elle connut la mère de Mme de Dino, la belle et noble duchesse de Courlande, qui devint pour elle une véritable amie. C’est le spirituel et galant prince Louis-Ferdinand, le cousin du roi, qui présenta Henriette, qu’il avait souvent vue chez Rahel, à Mme de Courlande. « Regardez bien cette femme, avait-il dit à la duchesse, elle n’a jamais été aimée comme elle l’eût mérité. » Ce fut encore le prince Louis qui recommanda Henriette à la reine, alors qu’il s’agit de donner une gouvernante à la princesse Charlotte (depuis impératrice de Russie, femme de Nicolas). La veuve de Marcus Herz, aussi digne vis-à-vis de la cour que vis-à-vis de son jeune amant, refusa cette brillante position, toujours afin de n’être pas obligée de changer de religion et d’affliger ainsi une mère profondément attachée au culte mosaïque. Nous verrons cependant qu’Henriette se convertit plus tard, tout spontanément et dans des conditions très particulières. En 1803, le moment des conversions éclatantes qui marquèrent les dernières années de l’empire n’était pas venu encore.

La duchesse de Courlande, chez laquelle Henriette continua de voir le monde élégant et lettré qu’elle ne pouvait plus recevoir chez elle, était une des premières grandes dames chrétiennes de Berlin qui réagit contre la séparation des classes, déjà un peu effacée parmi les hommes, et qui osa disputer aux riches Juives le droit d’accueillir et de patronner le talent. Son exemple fut bientôt suivi, et l’aristocratie prussienne mit autant d’amour-propre à se distinguer par l’esprit et par la culture de l’esprit que naguère elle en avait mis à étudier la science héraldique. Le salon de Mme de Courlande réunissait toutes les classes de la société, et les distinctions religieuses y étaient entièrement inconnues. Juifs et chrétiens,