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compte d’un pareil ange qu’un beau garçon accompagne nuit et jour en ses pèlerinages. Du reste, cette inconsistance du personnage dramatique ne pouvait manquer de réagir sur le caractère musical, et comme dans une œuvre d’art tout se tient, on comprend quelle difficulté doit offrir à l’interprète un rôle ainsi partagé entre l’héroïne et la bergère d’opéra-comique, réclamant en même temps que la puissance et l’inspiration d’une grande tragédienne la gentillesse et la virtuosité d’une chanteuse légère.

C’est par ces côtés de grâce coquette et d’afféterie que Mlle Nilsson prend le rôle : voilà bien ses cheveux blonds, son regard de nix, froid et bleu comme l’acier, plein de captation et de sortilège, jamais tendre, ces petits airs sauvages et tous ces effaremens naturels ou voulus si curieusement en harmonie avec les étranges résonnances de sa voix. Il n’y a qu’une Nilsson au monde pour réussir ainsi dans un rôle par les défauts mêmes de ce rôle ; on n’imagine pas une Alice plus invraisemblable à la fois et plus charmante. Elle entre, la jolie messagère, svelte et dégagée, sa tunique blanche serrée aux flancs par la ceinture de cuir ; les chevaliers la traînent éperdue devant Robert. L’instant est solennel, tous ses amis tremblent dans la salle, et certes elle en a beaucoup, elle en a tant qu’on peut dire que depuis Mlle Rachel nulle personne de théâtre ne fut si unanimement recherchée, fêtée, adulée, de la société parisienne. Elle seule reste imperturbable, car c’est une des particularités et des forces de cette nature très exceptionnelle d’ignorer les angoisses de la peur, ou du moins, si elle les ressent, de n’en rien laisser voir. « Va, » dit-elle, et sur sa bouche à peine entr’ouverte vous voyez déjà courir la fantaisie. Au lieu de chanter le texte, de filer le mi, qui est une ronde, en le portant sur le sol, qui est une croche, elle donne à l’une et à l’autre note la même valeur, étend, prolonge la seconde comme la première. L’effet assurément est neuf, amusant, comme disent les peintres ; Meyerbeer l’approuverait-il ? On l’ignore ; toujours est-il qu’il ne l’a pas indiqué. Même étrangeté dans toute l’interprétation du morceau, le nuancé, l’exquis, partout substitués au pathétique, l’arabesque remplaçant la ligne simple du dessin ; oubliez l’admirable page de Meyerbeer, cette haute et classique inspiration à la Mozart, mettez que vous entendez un lied norvégien, c’est adorable ! Brava, Nilsson ! Very lovely indeed !

Le second acte appartient à la princesse, et Mme Carvalho n’était point femme à laisser perdre un pareil avantage. Costumée à ravir, ses cheveux cerclés d’un bandeau d’or ocellé de pierreries, sa taille merveilleusement dégagée sous les plis de la dalmatique d’azur à semis d’étoiles, elle a dit sa cavatine avec une élégance, un éclat, une bravoure, qui sont la perfection du chant. Personne aujourd’hui n’a cet art de poser la voix. Dans le finale, ses forces la trahissent un peu ; mais patience, attendons-la tout à l’heure à l’air de grâce. Comment cette grande scène