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tenir. Disons mieux, s’il s’agissait d’un de ces hommes qui ont accompli toute leur destinée et donné la complète mesure de leur force, s’il avait eu le temps de montrer tout ce qu’il était, de devenir tout ce qu’il pouvait être, mon amitié ferait plus sagement de rester à l’écart, et de laisser à d’autres, en apparence plus désintéressés, le soin facile d’achever un portrait dont le modèle serait si bien connu; mais nous sommes ici devant une carrière interrompue dans la force de l’âge, au milieu de succès croissans, et plus d’un tiers de cette vie a dû s’écouler loin des yeux du public, dans une noble retraite où des regards intimes ont pu seuls pénétrer.

Ce n’est pas tout : M. Duchâtel, même au temps de sa viie publique, — et l’eût-il poursuivie jusqu’au bout, — n’eût jamais laissé voir que la moitié de lui-même; non qu’il gardât le reste pour lui seul, qu’il fût silencieux, concentré : loin de là, jamais personne n’eut plus que lui le goût et le besoin de répandre hors de soi sa sève et son esprit; mais il y avait en lui deux ordres et deux courans d’idées qui demandaient pour se produire deux conditions contraires. Parlait-il au public, plus l’auditoire était nombreux, plus il était à l’aise et se livrait librement aux développemens de sa pensée, mais en restant toujours sur le terrain où ses études spéciales et approfondies lui donnaient à ses propres yeux une évidente autorité. Qu’il fût question de politique ou simplement d’affaires, d’industrie, de commerce, de travaux publics, de finances, toujours, en face du public, il s’imposait la même règle et les mêmes limites, ne sortant pas de la région des faits et des idées pratiques, écartant tout hors-d’œuvre, toute généralité ambitieuse, tout ce qui pouvait gêner ou obscurcir son argumentation. A le voir persévérer dans ce système, s’y complaire avec tant de verve et d’entrain, comment n’eût-on pas supposé qu’il était là tout entier, que cette façon d’envisager les choses était non-seulement son penchant, sa tendance, mais sa vocation exclusive, son unique atmosphère et son seul horizon? tandis qu’il lui restait une réserve intarissable de vues et d’idées générales en tout genre et sur tous les sujets. Histoire, philosophie, critique littéraire, métaphysique religieuse, tout lui devenait matière aux aperçus les plus inattendus et de l’originalité la plus franche; mais dans ces récréations de son esprit, au lieu de chercher le public et de lui emprunter une influence stimulante, c’était en raison inverse du nombre de ses auditeurs que lui venait l’inspiration, jamais plus abondant, plus fécond, plus lucide, que lorsqu’en tête-à-tête il sentait son interlocuteur le suivre dans sa course et le comprendre à demi-mot. Dès lors ne voit-on pas que, pour vraiment faire connaître cette riche nature, il faut avant tout mettre au jour ce qui est chez lui resté dans l’ombre? Et d’où peut venir la lumière sinon des souvenirs de quelque intime et assidu