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témoin? Me voilà donc presque mis en demeure de ne pas garder pour moi seul les secrets de cette intimité. C’est là mon titre, mon soutien dans l’essai que je tente. Je reprends confiance à me sentir nécessaire. Ne serait-ce pas, en quelque sorte, perdre deux fois celui qui m’est ravi que de laisser en oubli par ma faute la meilleure partie de lui-même?

Je tâcherai de le peindre tel que je l’ai connu, tel qu’il était vraiment : je dirai tout ce qu’il valait et à quel point, même au temps de sa meilleure fortune, il lui était supérieur. J’ose espérer qu’on me croira, non que j’aie droit d’attendre qu’on sache exactement combien la vérité m’est encore plus sacrée que la gloire de ceux même que je chéris le plus; mais, qu’on me permette de le dire, la meilleure garantie de ma véracité, ce n’est pas moi, c’est celui dont je veux faire l’éloge. Je manquerais à cette chère mémoire, je lui déplairais à coup sûr, si je me permettais de grossir ses mérites. L’art maintenant si répandu de se mettre soi-même en valeur et d’organiser sa louange, non-seulement il ne le pratiquait pas, il l’avait, j’ose dire, en dégoût. La vraie manière de le louer, le seul digne hommage à lui rendre est donc, en parlant de lui, de rester rigoureusement fidèle à la plus stricte vérité.


I.

C’est seulement vers la fin de 1822 que commença notre amitié. Nous étions presque de même âge : mes vingt ans venaient de s’accomplir, il allait atteindre les siens. Etudians tous les deux, déjà depuis quelque temps nous assistions, sans nous connaître, aux mêmes cours de la faculté des lettres, et plus d’une fois j’avais été frappé de l’air singulièrement intelligent et attentif d’un de mes voisins, svelte jeune homme, élancé, presque maigre, d’une allure prompte et vive, d’une physionomie tout à la fois pensive et animée, ouverte et réfléchie. Je n’appris son nom et ne le vis de plus près qu’en me trouvant avec lui dans une modeste chambre de la petite rue du Four, où douze ou quinze jeunes gens comme nous se pressaient autour d’un des esprits les plus fins et les plus pénétrans, d’une des âmes les plus douces et les plus droites que j’aie jamais rencontrées. On sait de qui je veux parler. Ce n’est pas la première fois que le public de nos jours est appelé à connaître et la simplicité toute philosophique de ce logement, et le charme de cet enseignement presque mystérieux, de ces conférences à huis clos où le plus pur spiritualisme trouvait un interprète aussi lucide qu’éloquent. Jouffroy venait tout récemment de subir la disgrâce qui lui enlevait cette chaire de collège où déjà son talent commençait à se révéler, et près de laquelle, dans l’année précédente, j’avais, en disciple assidu,