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chez les peuples les plus courbés sous la verge du sacerdoce. L’infaillibilité de ces tristes doctrines ne faisait plus question ; nul ne se fût permis de les battre en ruine, de revendiquer les droits de l’âme en faisant le plus simple appel à la conscience de chacun. L’église seule protestait, mais pour la forme, par tradition, s’enfermant dans ses dogmes, sans rien tenter pour les défendre ni pour les expliquer, sans rien trouver qui fît justice de cette humiliante tyrannie. Si du moins l’oppression n’avait été que théorique et n’eût pesé que sur les esprits ! mais, par deux fois, la France venait d’en faire la triste expérience, il en était sorti pour elle un joug de fer et des flots de sang, le joug démocratique de la convention nationale, le joug militaire de l’empereur Napoléon. Aussi lorsque M. Royer-Collard, avant même la chute de l’empire, et M. Cousin quelques années après, eurent prononcé dans leurs chaires certains mots alors oubliés, ces mots d’âme et de libre arbitre, de mérite et de démérite, de conscience et de devoir, lorsqu’à leurs auditeurs, à peu près résignés, comme tout le monde alors, à n’exister qu’à titre de machines plus ou moins bien organisées, ils eurent rappelé qu’ils étaient des personnes, des êtres responsables, des âmes libres faites pour n’obéir qu’à la souveraineté de la raison et du droit, un frémissement de juste orgueil se produisit parmi ces jeunes cœurs, une ère nouvelle commençait. Nos titres de noblesse venaient d’être retrouvés, chacun redressa la tête, et ce grand nom de liberté, déshonoré par l’anarchie, proscrit par le despotisme, ne tarda pas à prendre, grâce aux deux philosophes, grâce au spiritualisme, un sens nouveau, légitime et sacré, conciliable avec l’amour de l’ordre et le respect de tous les droits.

Or en 1822, lorsque Jouffroy commençait ses leçons, nous sortions à peine du collège, et pas un d’entre nous n’avait eu le bonheur d’entendre M. Royer-Collard, ni même M. Cousin, déjà hors de sa chaire depuis près de deux ans ; ce n’en était pas moins leur esprit et leur œuvre qui se continuaient pour nous, avec moins d’éclat, moins de feu, de moins imposantes paroles, une moins haute autorité, mais dans des conditions de clarté, d’enchaînement et de méthode, de démonstrations rigoureuses, intimes et répétées, qui pouvaient à certains égards compenser ce que nous avions perdu. Je ne saurais dire l’heureuse et profonde influence qu’exerça cet enseignement sur la plupart d’entre nous. Voilà bientôt un demi-siècle que j’en ai recueilli les semences, et chaque jour je bénis Dieu de les avoir reçues, d’être né encore assez tôt pour ne pas manquer l’heure où ces nobles doctrines sortaient de leur sommeil, conservant je ne sais quelle fraîcheur que le sophisme n’avait point flétrie et qui prêtait aux vérités qu’elles proclament comme un attrait de nouveauté. C’était presque un plaisir d’exploration, de dé-