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lui marque son chemin. L’histoire a ses cruautés. Il arrive souvent que les peuples nourrissent pendant de longues années certaines aspirations dont ils se font comme une idole ; ils attendent, ils espèrent, et quand leur rêve s’accomplit enfin, l’idée qu’ils aimaient se montre à eux sous des traits grimaçans et difformes; ce n’est plus elle, c’en est la parodie ou la caricature. Les Allemands appelaient de leurs vœux une nouvelle Allemagne, forte et libre à la fois; en 1848, ils avaient cru la posséder, mais elle s’était refusée à leurs désirs. Ils n’avaient point perdu courage, ils comptaient sur leur fortune; qu’ils étaient loin de s’attendre à ses trahisons ! Cette unité, après laquelle ils soupiraient, leur apparaît aujourd’hui incarnée dans un gouvernement militaire qui, tel qu’il est, n’a rien à leur donner que le service universel, un nouveau fusil et la manière de s’en servir.

Ce n’est pas tout. L’Allemand porte en lui deux instincts qui semblent contraires et qu’il sait accorder. Il joint au goût des théories, à la liberté souvent téméraire de la pensée, un grand respect, un pieux attachement pour les antiques maximes et pour les vieilles coutumes qui réglaient la vie de ses pères et qui règlent encore la sienne. C’est par quoi sa littérature ne ressemble à aucune autre. Elle ouvre à l’intelligence des horizons infinis, des échappées lumineuses à perte de vue, et l’on y respire cependant un esprit d’ordre quelquefois minutieux, je ne sais quoi de patriarcal et de casanier, l’amour des sentimens réguliers, des innocens souvenirs et des longues habitudes. Les poètes et les philosophes de l’Allemagne laissent leur pensée courir librement et déployer ses ailes dans l’espace; mais eux-mêmes sont assis et bien assis. Comme les Kant et les Hegel, les Schiller et les Goethe sont des bourgeois olympiens. En politique aussi, l’Allemand se complaît aux systèmes, aux spéculations, ce qui ne l’empêche pas d’avoir la religion du passé, de l’histoire. Dans aucun autre pays, le sentiment, non de la justice, mais du droit traditionnel, n’était si vivace ni si profond. Et voici qu’un monarque de droit divin, invoquant le principe jacobin de la raison d’état et du salut public, a brisé sans scrupule trois couronnes légitimes ! Le roi Guillaume y a-t-il bien songé? n’a-t-il pas craint de porter atteinte à ce culte de la légitimité qui était le principal rempart de l’Allemagne contre la révolution? Quel exemple il a donné ! quelles réflexions dangereuses il a fait faire ! Au point de vue du droit, il n’y a pas de grandes et de petites couronnes, elles ont toutes le même poids, et l’or en est au même titre. La Prusse était un gouvernement fondé sur le respect; mais on n’est respecté qu’à la condition d’être fidèle à son principe et de le respecter dans autrui. Ces couronnes brisées en mettent d’autres en péril; ces pous-