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sières parlent et prophétisent. La main qui a frappé ce grand coup n’a-t-elle éprouvé ni frémissement ni remords? Les anciens croyaient à Némésis, déesse des représailles; il est permis aux modernes de croire que les principes se vengent et qu’il est des souvenirs funestes. Dans les cœurs allemands, le respect est en baisse : l’Allemagne a vu ce qu’elle pensait ne voir jamais, quelque chose d’étrange et de peu séduisant, — le droit divin devenu révolutionnaire et la révolution sans la liberté.

C’est en Prusse surtout que le traité de Prague a porté le trouble dans les idées, la confusion dans les partis, et produit une situation qui ne saurait être durable. Pendant les quarante premières années de ce siècle, la Prusse, sans avoir une constitution, jouissait d’une assiette solide, de cette liberté de fait que créent les contre-poids et les garanties tacites, de ces franchises de l’esprit que protège un gouvernement éclairé. Père de ses peuples, le roi de Prusse était aussi leur chef militaire et leur évêque; mais sa puissance était limitée par les prérogatives de la noblesse, par les privilèges octroyés aux villes, par les droits des corporations bourgeoises et industrielles; son pouvoir épiscopal était balancé par cette liberté philosophique qui a fait la grandeur de Berlin, et l’on voyait une maison croyante favoriser l’autonomie de la science et de la raison. La Prusse était une grande famille sagement et équitablement gouvernée; elle possédait à sa manière ce bonheur politique qui, selon le mot d’un publiciste, « est le fils de la paix, de la tranquillité, des mœurs, du respect, des anciennes maximes du gouvernement et de ces coutumes vénérables qui tournent les lois en habitudes et l’obéissance en instinct. » La révolution avortée de 1848 troubla cet équilibre. Contrainte à des concessions qui lui pesaient, anxieuse, voyant l’avenir en noir, la royauté prussienne se tint sur le qui-vive, sur le pied de guerre. Ce qu’elle avait jusqu’alors toléré ou protégé lui devint suspect; elle fit de la conservation à outrance, et s’appuyant fortement sur ces deux grands étais d’une monarchie menacée, l’armée et le clergé, elle engagea une lutte sourde avec la constitution qu’elle s’était laissé imposer. Les débats suscités par la réforme militaire transformèrent cette lutte sourde en un conflit déclaré. C’était une situation gâtée; cependant c’était encore une situation nette et franche. Le gouvernement avait contre lui les libéraux, qui étaient de vrais libéraux; il avait pour lui la chambre des seigneurs et tout ce grand parti conservateur que nous avons essayé de dépeindre, et qui met au service de son roi, de ses privilèges, de ses préjugés d’un autre âge, l’autorité que donnent des convictions fortes, la vigueur du caractère et un dévoûment actif ta la chose publique.

La guerre de 1866 et ses conséquences ont tout changé. La Prusse