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des frontières, la facilité croissante des transactions, l’unité des poids, des mesures et des monnaies, l’émancipation des marchandises, l’échange plus fréquent et plus rapide des inventions et des idées; mais c’est aussi le caractère original de l’Europe moderne que, partagée en un grand nombre d’états indépendans, on y voit une civilisation générale et commune affecter les formes les plus variées. Elle mérite cet éloge qui a été fait de la Grèce de Périclès : « son génie avait la féconde chaleur qui sort de foyers multiples, la majesté d’une seule grande flamme battant de l’aile à découvert. » Unité, multitude, disait Pascal en parlant de l’église, et il traitait de confusion la multitude qui ne se réduit pas à l’unité, de tyrannie l’unité qui ne dépend pas de la multitude.

Les petits états ont beaucoup fait jadis pour la civilisation et le progrès; ceux qui subsistent encore auraient mauvaise grâce à se rappeler trop leur passé, à nourrir des prétentions égales à la grandeur de leurs souvenirs; mais ils ne sont pas au bout de leur rôle. En vérité, l’Europe gagnerait-elle beaucoup si l’on supprimait d’un trait de plume, avec Baden, le Wurtemberg et la Bavière, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suisse? Ces pays ne lui donnent-ils rien et n’a-t-elle rien à apprendre d’eux? Sa paix intérieure sera-t-elle plus affermie quand elle ne comptera dans son sein que quatre ou cinq empires se touchant coude à coude et n’ayant plus de neutres à ménager? Sa politique sera-t-elle plus humaine ou plus barbare quand elle n’aura plus à exercer cette vertu suprême des grandes nations, la générosité dans l’emploi de la force, les égards pour les faibles et le respect des petites légitimités? Dans un temps où les peuples, devenus exigeans, donnent la première place à l’épineuse question du bonheur, n’est-il pas désirable qu’on puisse juger à l’œuvre et comparer entre elles les pratiques diverses et les diverses solutions? Aujourd’hui que la liberté est un besoin universel et que le va-et-vient des événemens la condamne dans les grands pays à une existence incertaine ou à de redoutables éclipses, n’est-il pas heureux qu’elle possède un asile assuré chez les petits peuples, qui ne s’en peuvent passer? Ils en vivent, et rien ne les dédommage de sa perte. — C’est là le point, nous disait récemment l’un des hommes d’état de l’Allemagne du sud. A l’Europe de savoir si elle peut sans inconvénient pour elle-même sacrifier les états secondaires et tertiaires. S’accordera-t-elle à les exproprier pour cause d’utilité publique? Ou lui semble-t-il avantageux de les conserver, royaumes, principautés ou républiques, parce qu’ils sont à la fois des coussinets de sûreté dans le grand jeu de la machine européenne, des laboratoires politiques et sociaux dans un temps d’inquiétudes, de recherches, d’essais et d’expériences?


VICTOR CHERBULIEZ.