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journée de repos. Ce village, station forcée des voyageurs qui se rendent au Setchuen par cette route, a presque l’importance d’une petite ville. Cependant il n’y réside aucun fonctionnaire qui ait le droit de requérir pour nous des porteurs de bagages. Nous nous hâtons d’en louer, et au prix de 2 francs 25 centimes par jour nous avons des hommes qui marcheront avec courage, que nous n’aurons ni la fatigue de stimuler, ni l’ennui de surveiller constamment. Les corvéables s’échappent souvent, quand ils espèrent se dérober à la peine dont la loi les frappe dans ce cas. Il faut en outre les harceler sans cesse, disputer avec eux sur le choix des lieux de halte, la durée des étapes, toutes choses impossibles pour nous, car nous étions partis de Tong-tchouan absolument livrés à nous-mêmes, sans un interprète quelconque, sans un homme auquel nous pussions nous confier au milieu de ce monde inconnu.

Le lendemain, après une heure d’attente que je passai sur la rive, regardant couler le Fleuve-Bleu à 500 lieues de son embouchure, un gros bateau quitta la berge opposée et s’avança lentement vers nous. Notre caravane, chevaux compris, y entra tout entière. Cette lourde machine, à laquelle des troncs d’arbre à peine équarris servaient d’avirons, se mit alors en mouvement, et nous porta de l’autre côté du fleuve profond[1] qui sert de limites aux deux provinces les plus occidentales de l’empire chinois, le Setchuen et le Yunan. Alors commença l’une de nos ascensions les plus longues et les plus pénibles. Nos chevaux s’engagèrent dans un sentier qui semblait à peine praticable pour les chèvres, et nous nous élevâmes presque en droite ligne, ayant toujours à nos pieds le fleuve semé de bancs de sable étincelans. Les champs de canne à sucre faisaient sur les rives des taches vertes et régulières. Manko se montrait toujours directement au-dessous de nous; mais dans des proportions qui diminuaient à vue d’œil, et cette diminution constatait seule pour nous les progrès de notre marche. Enfin le chemin s’enfonça en corniche au-dessus d’une vallée latérale, la pente se fit plus douce, nous redevînmes sensibles aux beaux spectacles, et nous admirâmes, en reprenant haleine, le magnifique panorama des hautes montagnes qui marquaient le cours du fleuve derrière nous. Celui-ci nous apparaissait encore par intervalles comme un mince serpent vert aux écailles luisantes glissant avec mollesse et tournant sans s’irriter les obstacles qu’il ne pouvait franchir. C’est le matin surtout que j’aimais à contempler les montagnes, quand l’aurore, immortelle magicienne, jetait l’or et la pourpre sur la nudité osseuse de ces enfans de l’Himalaya; leurs têtes, peu à peu sorties de l’ombre,

  1. Une corde longue de dix brasses, munie d’une pierre et jetée au milieu du fleuve, ne rencontra pas le fond.