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s’enfuirent épouvantés. L’aubergiste, pour se rendre favorable des étrangers versés dans les sciences occultes, commença sur-le-champ la sérénade dont il est d’usage d’honorer les mandarins ; un vieux tambour et une vieille casserole en firent les frais.

En quittant Tchang-tchou, nous entrons dans une vallée encadrée par les montagnes, qui y poussent leurs contre-forts et la découpent en vertes lagunes. Le ciel est clair, et la neige, étincelant au soleil de midi comme une frange d’argent, tranche par son éclat métallique sur la blancheur vaporeuse des nuages. Les villages pullulent dans cette vallée, les maisons sont neuves ou fraîchement blanchies; de loin en loin, quelques groupes d’habitations rappellent les villas soignées de nos marchands retirés des affaires. Cette partie du Setchuen paraît respirer l’aisance et profiter du triste état de la province voisine, dépeuplée par la guerre, la peste et la famine.

À ces consolans symptômes de calme prospérité s’ajoutent, aux abords de Hoéli-tcheou, des signes d’animation et d’activité commerciales. Cette ville est entourée d’une forte enceinte; des bastions viennent d’être achevés, d’autres travaux de défense sont en cours d’exécution ; d’ailleurs les événemens paraissent inquiéter très peu les habitans d’Hoéli-tcheou. Nous sommes à plus de dix jours du renouvellement de l’année, et ils célèbrent encore cet événement périodique. Des arcs de triomphe en bois peint, embrassant la largeur de la rue, s’élèvent à de courts intervalles du milieu de la foule grouillante. Les maisons, petites et basses, dont les façades en bois sont décorées de lanternes multicolores, ont l’apparence de baraques construites à la hâte pour un jour de foire; un acrobate, le visage caché par un masque grotesque, s’épuise en contorsions sur une pyramide de tréteaux; nous passons, et, malgré ses efforts pour retenir autour de lui les curieux, nous entraînons à notre suite la foule heureuse de voir si à propos une exhibition d’Européens véritables. Nos chevaux se fraient avec peine un passage jusqu’à l’hôtel où l’on nous conduit. Cet établissement a bonne mine, et ne manque pas extérieurement d’un certain air de propreté d’autant plus séduisante qu’elle est plus rare. Au-dessus d’une cour intérieure étroite et longue, une galerie avec balustrade en bois donne accès dans des cellules sans fenêtres, où règne une perpétuelle obscurité. Il semble que les Chinois en voyage ne s’arrêtent à l’hôtel que pour dormir ou fumer l’opium. Par les portes entre-bâillées, j’ai aperçu en effet, à la lueur de la petite lampe dont un fumeur d’opium ne se sépare jamais, des hommes étendus sur une natte aspirant la vapeur blanche qui exhale une odeur d’abord peu sensible, mais qui ne tardait pas à s’imposer en quelque sorte à mes sens, au point qu’il m’est souvent arrivé de m’arrêter comme pour dérober au fumeur endormi quelque chose de son ivresse.